Grave : notre entretien avec Garance Marillier

Grave : notre entretien avec Garance Marillier

À l’occasion de la sortie DVD et Blu-ray de Grave de Julia Ducournau, Comme au cinéma a pu interviewer son rôle-titre : Garance Marillier. Retour sur cette table ronde partagée avec d’autres médias cinéma.

Grave a été adoubé pendant la sortie à Cannes, ça a plutôt été un succès critique. Wild Bunch a joué le jeu au niveau de la promo. T’attendais-tu à un tel succès, comme le cinéma français a eu quelques tentatives au niveau du cinéma d’horreur avec La Meute, La Horde qui n’ont pas vraiment marché ?

Garance Marillier : Par rapport à tout le travail qu’on avait fait, c’était à la hauteur de nos espérances parce qu’on avait énormément d’ambition. C’est sûr que c’est une surprise quand on voit qu’au niveau populaire les gens sont sensibles à ce genre de film, ça fait plaisir.

Par rapport à tes choix en tant qu’actrice, notamment celui d’un jeu physique sur Grave, est-ce que cela va orienter tes choix de carrière à l’avenir ? Par rapport aux films d’horreur par exemple qui engagent des acteurs sur un jeu plus physique, plus intense ?

Ces choix m’orientent vers des rôles et des réalisateurs exigeants, aussi exigeants que Julia a pu l’être. On ne me verra pas dans des comédies de Danny Boon ça c’est sûr.

Avec quels réalisateurs ou réalisatrices as-tu envie de tourner ?

Y en a plein. J’aime beaucoup l’œuvre d’Alice Winocour, son travail.

David Lynch ?

Ah oui, lui c’est un rêve absolu. Si on parle de rêves ce serait Lynch et Wong Kar-Wai. Mais bon Lynch c’est vraiment mal parti.

Vous avez quand même une relation particulière avec Julia.

On a une confiance réciproque qui est vraiment aveugle qui permet d’aller toujours plus loin, de tester plein de choses. Cette relation est très particulière, forte et rare et je sais que ce ne sera pas aussi simple avec d’autres metteurs en scène mais c’est pas grave.

Est-ce qu’il y avait des scènes que tu appréhendais à tourner ?

Y a des scènes qui ont été rajoutées peu avant le tournage, comme la scène du drap et celle du miroir. Je les appréhendais un peu parce qu’on ne les a répétées qu’une fois et que c’était assez dur parce que ça te pousse dans tes retranchements parce que ce sont des scènes très très intimes. Après, je me suis vraiment concentrée sur le travail corporel.

Quelle était la scène la plus dure à tourner dans Grave d’après toi ?

Celles qui ont été les plus dures ne sont pas celles que j’appréhendais le plus. La scène du toit, en termes de contraintes a été la plus dure parce qu’il y avait des effets spéciaux avec des pompes pour faire le pipi, il neigeait et il était trois heures du matin.

Est-ce que tu te reconnais un peu en Justine ?

En terme d’interprétation, on ne peut partir que de soi donc il y a forcément un peu de soi dans le personnage. Je me reconnais dans cette idée de lutter contre ses côtés un peu noirs. C’est ce que j’essayais de faire au quotidien en évitant de tomber dans la facilité en se disant « c’est comme ça, je changerais pas ». C’est ce qui m’a le plus touché chez Justine.

Quelles sont tes inspirations au niveau de la gestuelle ?

Pour le regard je me suis vraiment inspirée de Wagner Moura dans Narcos, et c’est ma seule référence en termes de jeu parce qu’il est excellent et qu’il a une puissance dans son regard pendant les deux saisons. Ce qui m’a marqué la première fois que j’ai regardé Narcos c’était la force de son regard. Il ne faisait rien mais en étant dans le cadre il prenait toute la place. C’est un truc que j’essayais de retrouver dans l’intensité du regard, de le faire par le bas.

C’est drôle parce que c’est un homme. Comme quoi il n’y a pas de frontières de genres. Julia ne croit pas à cette notion de genre, masculin-féminin, comment te positionnes-tu par rapport à ça ?

Je m’inspire des acteurs masculins et féminins, sans faire attention au genre. On parle de jeu donc on ne parle pas de un ou une.

Qu’est-ce que Julia t’a montré comme films pour t’inspirer pour Grave ?

Il y avait La Mouche, une scène de Possession, Mulholland Drive et Trainspotting.

Quelle a été ta réaction à la première lecture du scénario ?

Je me suis dit « Heureusement que c’est Julia qui le fait, parce que ça pourrait vite être raté ». Je lui fais confiance et je sais qu’elle ne me proposerait pas quelque chose de pas assez abouti.

J’ai lu dans un article que tu habitais dans la même rue que Rabah. Comment ça se passait ?

Je le voyais tout le temps. Rabah a pratiquement tous ses potes dans la même rue, ils étaient souvent tous en bande, avec ses frères aussi. À chaque fois que je les voyais j’avais super peur. Quand Judith m’a dit que Rabah passait le casting je me suis dit « Mais c’est une catastrophe. Ça peut pas être pire ». Mais en fait, dès le jour où je l’ai rencontré et où je lui ai parlé je me suis rendue compte que c’est une crème.

C’est quoi la différence entre la Garance de Junior et la Garance de Grave, mis à part l’âge ?

La technique. J’en avais aucune sur Junior, j’avais aucun recul, aucune maîtrise. C’était ma première expérience donc je l’ai vécue de manière totalement candide et j’y suis allée à fond. Pour Grave j’avais plus de recul et de maîtrise.
Est-ce que tu fais un lien entre Junior et Justine ?

Oui, c’est deux métamorphoses, deux jeunes filles qui vont devenir des femmes. Enfin dans Junior, jeune femme. Je vois le lien oui.

À la lecture du scénario, est-ce qu’un personnage t’a touchée en dehors du tien ?

J’aime beaucoup celui d’Adrien. Pour moi c’est le plus solaire de tous et c’est celui qui met toutes les bouffées d’oxygène dans le film et je le trouve hyper touchant.

On parlait tout à l’heure de la réflexion sur le genre dans le film. Justine c’est un personnage magnifique parce qu’elle arrive à dépasser son déterminisme de cannibale pour devenir libre. Finalement c’est un discours sur notre génération qui se libère de certains cadres en termes d’identité, de genre. Est-ce que ça a changé quelque chose concernant ta perception de notre génération à nous ?

Oui il y a ce message, de ne pas rentrer dans les cases. Justine essaye de sortir de son déterminisme tout en ne rentrant pas dans celui des autres avec toute cette histoire de bizutage. C’est une chose dont je me rends compte avec ma génération.
Quelles sont les séries que tu regardes en ce moment ?

Je suis en pleine saison 3 de Twin Peaks, je me concentre uniquement sur ça.

Sur Twitter tu as posté tes quatre réalisateurs préférés avec Julia, Hitchcock, David Lynch et Wong Kar-wai. Peux-tu nous dire quel est ton film préféré pour chacun d’eux ?

Lynch… c’est trop dur. Je mettrais Twin Peaks : Fire Walk With Me, pour la performance de Laura. Wong Kar-Wai, Chungking Express. Julia, joker. Hitchcock, Vertigo.

Justine lutte contre sa monstruosité et le monstre est un motif intéressant dans le monde du cinéma en dehors du film d’horreur. Est-ce que les personnages de monstres te touchent plus particulièrement ?

C’est pas vraiment l’aspect du monstre, on a tous une part de monstruosité en nous. C’est plutôt la nuance qu’il y a chez les gens qui m’intéresse. J’ai plus envie d’aller vers des personnages très nuancés, avec deux facettes qu’un personnage plus lisse.

Quel avenir imagines-tu pour Justine ?

C’est un peu morbide mais je pense qu’elle se mangerait elle-même. Elle serait incapable de faire du mal aux autres et elle préférerait se mordre et se manger elle plutôt que de le faire aux autres.

Vous avez une belle alchimie à l’écran et hors écran avec Ella, comment avez-vous travaillé vos personnages ensemble ?

Ella est arrivée très tard sur le tournage et pourtant ça s’est fait très vite. Au départ notre rencontre a été bizarre parce que j’allais chez Julia et j’ai vu passer une fille et je me suis dit « C’est dingue, ce serait trop bien que ce soit Alexia ». Je trouvais qu’elle avait une tête marquante. Je vais garer mon scooter et je reviens devant chez Julia et je la vois qui attend. Je me dis « C’est pas possible ». Je fais un tour parce que vraiment ça me gênait de me retrouver face à elle, du coup j’ai attendu cinq minutes, j’y suis allée et elle était là. Du coup forcément à partir de là ça s’est fait tout seul. On a fait la scène quand Alexia me fait essayer sa robe. Ella a un peu un accent et Julia me faisait vachement jouer sur ça en la piquant pour essayer de voir ce que ça pouvait donner. C’est là qu’on peut voir si y a une complicité ou pas et c’est né direct. Ensuite elle faisait beaucoup d’aller-retours entre Berlin et Paris donc on se voyait à chaque fois. J’ai un grand frère qui a son âge et elle a une petite sœur qui a le mien du coup c’était assez facile de créer un lien.

Justine c’est quelqu’un qui se bat contre sa nature. Est-ce qu’Alexia aussi, à tes yeux ?

Non Alexia se laisse totalement submerger par sa nature et elle accepte tout à fait ça.

Tu la vois comment la relation Justine-Alexia ?

Alexia c’est un peu la face sombre de Justine. Elles se complètent parce que ce sont des sœurs et que le lien du sang est plus fort que toutes leurs engueulades mais Alexia est quelqu’un de complètement décomplexé par rapport à ce qu’elle est réellement mais Justine n’a pas envie de tomber là-dedans.

Penses-tu que Grave va perdurer dans le temps ?

Comme le dit Julia, Grave c’est un peu comme une comédie grecque, c’est quelque chose qui date de l’Antiquité donc oui, je pense que le propos restera intemporel et universel.

Est-ce que tu as d’autres envies à côté de l’actorat, notamment après avoir travaillé au côté de Julia ?

J’aurais tendance à dire « Chacun à sa place des fois c’est bien aussi ». Ce n’est pas parce que j’aime comment elle travaille que j’aurais envie de faire ça. On ne peut jamais dire jamais mais ce n’est pas un de mes projets de réaliser juste parce que je suis actrice.

En prenant compte de ta formation de musicienne, quelles sont les similitudes entre la musique et le cinéma ?

Le jeu ce ne sont que des sonorités et de la musicalité. Quand on est très sensible à ça, autant s’en servir. J’ai fait de la percussion donc c’est quelque chose que j’ai travaillé et retravaillé. Ça m’a beaucoup aidé pour Grave.

Pour quelles scènes en particulier ?

Le rythme pour toutes les scènes dialoguées. J’ai tendance à être dans un débit assez lent et calme et c’est vrai que je sentais directement si je n’étais pas dans le bon rythme et dans la bonne énergie. Avec Julia on pense toutes les deux qu’un acteur c’est à la fois un danseur et un musicien parce qu’il se sert de sa musicalité pour les dialogues et en même temps tous les mouvements sont de la chorégraphie. Jouer c’est concilier ces trois arts en un seul.

Ton meilleur souvenir du tournage ou de la promo ?

Je pense que c’est peut-être la scène sous les draps. C’était un moment hyper fort pour Julia et moi parce qu’on sentait qu’on était vraiment dans une espèce d’osmose de direction et qu’il n’y avait plus que ça qui comptait. On arrivait vraiment à se comprendre et à faire ce qu’on avait envie de faire et à aller au bout de son idée à elle. C’était très fort comme moment.

Si tu avais un argument pour convaincre les gens de regarder ce film, parce que beaucoup de gens ont peur de le voir ?

Je pense que c’est la faute de tous ceux qui ont fait passer Grave pour un film d’horreur avec ces histoires de gens qui s’évanouissent, etc. Alors que le film va bien au-delà de ça et qu’il y a un message derrière qui parle de plein d’autres choses que juste l’horreur. De toute manière ce n’est pas un film d’horreur mais un cross-over. Après c’est leur métier de vendre un produit, si le mettre dans une case c’était ce qu’il fallait faire…

Les Cahiers du cinéma parlait d’ «un vide politique » du cinéma français, à tort ou à raison. Penses-tu qu’il y a un lien entre le fait qu’il n’y ait que peu de cinéma de genre en France et ce « vide politique » dont parle la revue ?

Je ne trouve pas qu’il y ait un vide politique, ou alors c’est un faux vide. Il y a peut-être trop de films qui se veulent « social » et qui jouent sur cette mode. Si on peut se servir du genre pour soutenir des causes politiques, tant mieux. C’est important d’avoir un cinéma qui dénonce et qui traite des questions politiques et de la société en général. Mais je pense qu’il ne faut pas enfermer ni les genres ni le cinéma dans des cases. C’est ce que dit aussi le film.

C’est aussi le cas avec le personnage d’Adrien. Tous les personnages sont multigenres en quelque sorte.

On nous a souvent dit « Vous formez un couple avec Justine », ce à quoi on répondait que non avec Rabah. Ce n’est pas un couple mais deux personnes qui ont une attirance qui dépasse l’attirance sexuelle et qui va au-delà des genres et des sexes. C’est pour ça qu’il dit « Je suis vraiment gay, je me suis pas caché vingt ans pour me taper des meufs ». C’est quelque chose qui les a dépassé tous les deux et c’est un beau message exprimé grâce au personnage d’Adrien.

Est-ce que tu penses que tu as encore à apprendre au niveau de l’acting ?

On a toujours à apprendre, je suis loin d’être au sommet de cet art. J’ai envie d’apprendre encore et toujours parce que je trouve que c’est super important de travailler, pour soi, pour se nourrir.

On est là pour la sortie du DVD, qu’est-ce qu’il y a sur le DVD à part le film ?

Dans le Blu-ray, il y a deux scènes coupées et une interview de Julia et de moi aussi. Dans le DVD il y a les deux scènes coupées et l’interview de Julia.

Ces scènes n’étaient pas indispensables pour le film ?

Si elles n’étaient pas dans le film au départ c’est qu’il y a une raison. Après ce sont des scènes hyper intéressantes et hyper belles visuellement et que j’ai beaucoup aimées.

Est-ce qu’il y a d’autres scènes qui n’ont pas été gardées ?

Il y en a deux. Il y avait une scène où je me réveille à côté d’Adrien et une autre scène où je me réveille avec un masque de crème. Ça fait un peu un effet de fête des morts mexicains. Et j’entends Adrien rentrer. C’est très furtif.

S’il y avait une scène que tu aurais aimé refaire ?

Le début, dans le self. Je trouve que je traîne trop mes phrases et que ça fait trop.

Grave sort aujourd’hui en DVD et Blu-Ray, distribué par Wild Side ! L’occasion de rattraper ce film que la rédaction avait beaucoup apprécié, ou de le revoir pour une bonne soirée ciné.

Propos recueillis par Camille Muller (Le 26 juillet 2017)