À l’occasion de la sortie de Primer sur les écrans français le 21 février, Shane Carruth était de passage à Paris. Rendez-vous est pris dans les locaux d’Ed Distribution pour une rencontre cérébrale avec le réalisateur. Bouteille d’eau à la main, sac en bandoulière, Shane Carruth arrive (avec quelques minutes de retard, mais bon, c’est sa première venue dans la capitale) et s’installe, avide de partager ses sentiments sur son film. Une fois lancé, une lumière scintille dans les yeux du jeune cinéaste. Il parle beaucoup avec les mains et réfléchit sérieusement à chaque mot lâché…
Comment passe-t-on du statut de scientifique à celui de réalisateur ?
En fait depuis tout petit j’écris des histoires. J’ai fait une fac de maths pour devenir ingénieur, et, avec le temps, mon travail est juste devenu un moyen de payer le loyer. L’écriture m’intéresse depuis longtemps. Un jour, je me suis dit qu’il faudrait que je mette en images ces récits. J’ai alors franchi le pas. Si j’avais su que Primer prendrait autant de temps, peut-être ne l’aurais-je pas commencé…
En effet il vous a fallu trois ans pour réaliser Primer...
Au début, quand j’ai commencé à rédiger le scénario, je ne pensais pas que l’écriture me prendrait un an. Pendant la phase de pré-production, je me demandais comment je réussirais à mettre le projet en place, quelle caméra je pouvais me permettre de louer… Ensuite on a tout tourné en un mois alors que je pensais que cela en prendrait trois. Finalement, du début à la fin, c’est toute une éducation sur le cinéma que j’ai appris. La musique, c’était encore quelque chose de différent… Le garage et la maison d’Aaron visibles dans le film sont ceux de mes parents, l’appartement d’Abe le bureau sont ceux de mon frère,…
Pensez-vous qu’avec un budget plus important, le résultat aurait été différent ?
Oui vraiment. Primer est quelque chose auquel je pensais depuis longtemps. Dès le début du projet, je savais que je n’engagerai pas de grand comédien. Tout a été fait avec des connaissances. Une des raisons pour lesquelles j’aime l’histoire, c’est qu’elle ne pouvait être réalisée qu’avec un petit budget. Si un grand réalisateur avec un budget important l’avait adapté à l’écran, il aurait eu plus de facilités, des effets spéciaux. Je ne sais pas si vous, en tant que public, on vous avait dit qu’il s’agissait d’un grand réalisateur, vous n’auriez sans doute pas eu le même frisson. Il me semble difficile d’imaginer le même film avec un autre budget. Ce qui est typique du film justement, c’est son budget. Dans Primer, ce sont les idées qui sont essentielles. Le budget était donc suffisant.
Quelles sont les choses qui vous ont influencées pendant la création de Primer ?
Avant de devenir de la science-fiction, l’idée principale était la relation entre les deux personnages, qui ont la faculté de se remettre en question ensemble, et les modifications de leurs comportements avec l’arrivée de la machine. Après j’ai lu beaucoup de livres sur les inventions, et notamment sur la découverte du chiffre 0. J’ai aussi lu des livres sur les conséquences des éventuels voyages dans le temps, des histoires sur les trous noirs et autres accélérateurs de particules. Il était important de découvrir ces différentes pensées dans mon expérience pour réaliser Primer.
Pourquoi le choix de Primer comme titre ?
Il y a plusieurs raisons, mais la principale est que j’ai toujours vu Abe et Aaron comme des enfants. Ils maîtrisent les expérimentations techniques, cependant lorsque le sujet touche à l’éthique, ils n’ont jamais réfléchi à cela et n’ont pas d’expérience sur la question. Quand cela leur arrive, quand ils se trouvent pour la première fois confrontés à cette situation, c’est nouveau pour eux, d’où le choix de Primer qui signifie commencement. A un moment dans le film, ils se retrouvent dans le passé de quelqu’un d’autre, ne sont plus en première ligne et réagissent à cela. Donc c’est véritablement l’idée d’une première fois.
La presse compare souvent votre film à Pi et Memento N’avez vous pas peur d’être catalogué dans cette catégorie de film dite expérimental ?
Un petit peu. Je suis juste surtout heureux qu’autant de monde se soit intéressé au film. J’aime beaucoup Memento et Pi, mais je ne vois pas Primer comme le même genre de film. Pourtant je comprends la comparaison…
En tant que scientifique, que pensez-vous du voyage dans le temps ?
La façon dont nous l’entendons est probablement… (il ne termine pas sa phrase). Je crois que c’est impossible... J’ai passé beaucoup de temps à y réfléchir… Me basant sur des preuves mathématiques… Pour en conclure que soit c’est impossible, soit c’est un pouvoir de dieu… Je ne sais pas… Cela changerait tout… Ca semble impossible…
Si vous pouviez voyager dans le temps, que feriez-vous ?
Oh.. Heu… (réfléchissant) Je ne veux probablement pas l’avouer, mais je crois que je ferais comme les personnages du film… Jouer avec la Bourse… Enfin au début pour assurer ses arrières financièrement… Puis découvrir quelque chose d’autre. Mais avec la machine du film, on ne peut pas voyager des centaines d’années en arrière, juste quelques minutes, quelques heures… Je ne sais pas trop ce que je ferais. Si les règles de la machine du film ne s’appliquent pas, je visiterais sans doute la Grèce Antique.
Qu’avez-vous ressenti en recevant le grand prix du jury au festival de Sundance ?
Un choc. J’étais complètement choqué. Les chances étaient vraiment infimes... Deux jours auparavant, Primer a reçu le prix Alfred P. Sloan (décerné pour les films traitant de science et de technologie, ndlr). Alors je me suis dit ok, on a notre prix. Pendant la cérémonie, il y avait plein de célébrités, c’était un véritable show. Quand ils ont annoncé la dernière récompense et que j’ai entendu Primer, j’ai été choqué, c’était fou !
Quels sont vos projets ?
Je suis entrain d’écrire un scripte. Je pensais qu’il serait terminé l’année dernière mais je travaille toujours dessus. J’espère pouvoir le mettre en images bientôt.
Est-ce que le film ressemblera à Primer ?
Les deux seront différents, mais il y aura quelques similitudes. C’est une histoire encore plus grande. Cela parlera d’enfants qui deviennent grands. Ce sera très différent des choses que l’on a vues jusqu’à présent... Ce sera plus axé sur les technologies qui fabriquent de la magie, cela ressemble presque à du surnaturel, mais c’est toujours sur des bases scientifiques et logiques… Il n’y aura pas de jargon technique, ce sera à propos de ce que l’on observe et de ce que l’on voit… Les personnages devront se confronter à des décisions qui sont l’origine même de la vie…
Que peut-on vous souhaiter pour le futur ?
Mon rêve serait de vivre du cinéma et de continuer à faire des films…
Propos recueillis par Alain Martino (le 9 février 2007 à Paris)