Entretien avec Juan Sebastián Mesa "La première frontière est au bout du quartier"

Entretien avec Juan Sebastián Mesa "La première frontière est au bout du quartier"

Rencontre avec le jeune réalisateur Juan Sebastián Mesa avant la sortie de son premier long-métrage « Los Nadie », mise en scène touchante d'une jeunesse colombienne.

Juan Sebastián Mesa est un jeune aussi talentueux que chanceux. En 2017, année France-Colombie, timing gagnant pour ce réalisateur colombien de 28 ans : accueilli cette année à Paris par la résidence de la Cinéfondation du Festival de Cannes (la même qui a révélé, Nadav Lapid, Kornel Mundruczo ou Laszlo Nemes...) afin d'écrire son second long-métrage, son premier film, Los Nadie (voir notre avis), sort en salle le 6 décembre prochain et a été programmé à l'ouverture de la rétrospective à la Cinémathèque Française intitulée « Le Cinéma colombien : hier, aujourd'hui, demain ».

Nous l'avons rencontré à la résidence de la Cinéfondation alors qu'il prépare son second film, intitulé La Rouille (comprendre la rouille du caféier, un champignon nuisible pour la plante), sur un jeune paysan colombien de 27 ans resté à la campagne et qui rencontre ses anciens amis qu'il n'a pas revu depuis dix ans, date de leur départ vers la ville. Avec Los Nadie, qui narre le quotidien de jeunes marginaux de Medellin les jours qui précèdent leur voyage vers le Sud, plusieurs pistes se dégagent déjà au sein du cinéma de ce réalisateur prometteur : l'envie de partir, la peur de faire du sur-place, toujours avec cette idée du voyage comme quelque chose qui change une vie à jamais, le tout dans l'optique, pourquoi pas, d'un éventuel retour au bercail...

 

Quelle a été l’idée à l’origine de Los Nadie ?

L’idée du film vient d’un voyage que j’ai effectué en Amérique Latine, et du désir assez inexplicable qui est à l’origine de ce voyage là. Los Nadie vient aussi des discussions et du contact que j’ai eu avec des amis, des connaissances et avec toutes les rencontres avec qui je me suis demandé ce que voulait vraiment dire « voyager ». C’est quelque chose d’assez intime en fait. J’ai ensuite commencé un court métrage à ce sujet, qui, petit à petit, a pris de l’ampleur pour devenir Los Nadie.

Les événements racontés dans le films sont auto-biographiques ?

Pas intégralement. Mais oui, il y a beaucoup de fragments qui viennent de ma réalité ou de celles de mes amis, que j’ai ensuite adapté pour la fiction.

Vous saviez ce que vous alliez faire avant de tourner ou le film est-il le fruit d’une collaboration qui s’est faite progressivement, avec toute l’équipe ?

En réalité, j’avais l’idée globale du film, une vision d’ensemble de ce que je voulais raconter. Mais ensuite, en discutant avec mes amis, mes proches, le film s’est effectivement transformé au fil du temps et a vraiment changé par rapport à ce que je pensais faire au départ.

Des réalisateurs comme Larry Clark ou Harmony Korine ont souvent livré dans leurs films une vision fantasmagorique de la jeunesse. Au contraire, ici vous semblez vouloir dresser un portrait beaucoup plus réaliste…

Oui, pour moi c’était important de parler de la réalité car je la vivais en même temps. Cela me tenait à coeur de parler de ce que je vivais véritablement au moment du film, sans livrer une vision fantasmée ou rétrospective. C’est sûr que si j’avais fais le film dix ans après, je n’aurai pas eu la même vision de la jeunesse que celle que j’avais quand on a fait le film ! Pour moi le cinéma correspond à quelque chose de vraiment ancré dans le temps. Et donc l’idée de témoigner de ce que j’ai vécu à ce moment précis me plaît beaucoup. Lors du tournage, tout le monde était jeune : les acteurs bien sûr mais aussi moi-même ainsi que toute l’équipe du tournage ! On avait à peu près tous le même âge : Los Nadie a été fait pour les jeunes, par des jeunes.

Pourquoi avoir décidé de réaliser Los Nadie en noir et blanc ?

J’ai voulu faire le film en noir et blanc par rapport à la temporalité très particulière que cela dégage. En noir et blanc, on ne sait jamais très bien à quel moment précisément de la journée une scène se situe. De plus, cela correspondait assez bien avec la monotonie de la vie des personnages et mettait en valeur leur présence et leur histoire. Medellin est une ville assez colorée et je ne voulais que le regard du spectateur soit distrait par l’exotisme visuel d’une telle ville et qu'il en oublie de se concentrer sur le sort des personnages de Los Nadie.

Cette monotonie et cette temporalité flottante du noir et blanc, cela correspond aussi à l’idée du surplace que font les personnages et qui ne sera dépassé que si ceux-ci partent voyager ?

Effectivement, cette stagnation est à l’origine de leur voyage. Je voulais vraiment montrer leur vie dans la ville, avant le road-trip qui arrive à la fin. La monotonie de leur vie à Medellin est le déclencheur de ce désir de s’en échapper. Car ce qui m’intéressait le plus, ce n’est pas tant la monotonie elle-même, mais bien l’envie et le désir de partir, de voyager. Même si ce désir prend place dans un décor peu valorisant, je voulais justement que l’on s’attarde sur l’apparition d’une envie de quitter son foyer, son quartier, sa ville, plus que sur la monotonie dans laquelle elle émerge ou même que le voyage à laquelle elle aboutit.

Voyager a véritablement changé votre vie ? Ou êtes-vous, ensuite, revenu sur vos pas ? Le film laisse en suspens cette question puisqu’il ne montre pas l’aboutissement du voyage qu’entreprennent les nadie…

Voyager m’a beaucoup transformé. Aller de pays en pays m’a fait apprendre énormément de chose donc oui, je suis optimiste sur la question : voyager a changé ma vie. Et comme on dit, un voyageur ne revient jamais vraiment chez lui car, même s’il revient, ce n’est plus la même personne !

La fin est assez pessimiste concernant le sort d'un des jeunes, qui ne peut plus partir après une mauvaise rencontre. Cette péripétie a été choisie pour relativiser l’utopie qui prend forme par le voyage qu’entreprennent les quatre chanceux à la fin ?

En réalité, ça m’intéressait d’illustrer l’idée selon laquelle, quand on voyage, il faut traverser de nombreuses « frontières ». Le personnage qui ne part finalement pas n’arrive pas à traverser la première « frontière » : celle qui est au bout de son quartier. Je voulais bien sûr garder les pieds sur terre en soulignant le fait que, dans la réalité, beaucoup d’obstacles peuvent vous empêcher de voyager ou de poursuivre ses désirs. Le principal est de persister si l'on en ressent vraiment l'envie.

Comment expliquer ce désir très puissant des jeunes de vouloir partir à tout prix ? De quitter leur quartier justement ? Même si il y a des rappels de la violence qui existe bel et bien à Medellin, leur entourage familial est, quant à lui, montré sous un beau jour…

Je pense que cela vient du choc entre ce que veux ta famille pour toi : que tu te maries, que tu réussisse, que tu fasses des études ; et ce que tu veux pour toi-même : tes véritables désirs, tes rêves, etc. Les familles ne sont pas malveillantes ou violentes, elles veulent juste quelque chose pour toi qui est trop différent de ce que tu souhaites. Cela m’intéressait aussi de montrer cette confrontation là.

Cette discordance des désirs concerne particulièrement la jeunesse colombienne ?

Non je ne pense pas que cela concerne uniquement mon pays, au contraire. C’est propre à la jeunesse de manière assez large. Quand j’ai fais mon voyage, je descendais vers l’Argentine et, en Bolivie, j’ai croisé des jeunes qui venaient d’Argentine et qui se dirigeaient… en Colombie ! Chacun disait à l’autre « Mais pourquoi tu vas là bas ? Ya pas grand-chose à voir ! ». En cela, je pense que l’envie de voyager est plus importante que la destination en soit et que cette envie là est universelle. Même si le contexte en Colombie est assez difficile, ce n’est pas ce qui a créé le désir de voyager.

Le film est assez court (1h24) et se termine alors que le voyage tant désiré commence enfin. Vous auriez souhaitez continuer le film plus longtemps ?

Disons que cela aurait transformé le film en road-movie. On aurait pu suivre une multitude d’histoires différentes et suivre ces jeunes lors de leur voyage, mais ce n’est pas ce que je souhaitais. Le désir qui en est à l’origine reste plus intéressant que le voyage pour moi. Je voulais vraiment capter ce moment de libération quand on décide de rompre ses chaînes et de partir.

Avec ce titre, Los Nadie (tiré d'un poème éponyme de Eduardo Galeano ndlr), vous illustrez le fait que les jeunes du film sont encore « personne » tant qu’ils ne sont pas partis de là où on les considère, justement, comme « nadie »...

Absolument ! Je voulais faire le portrait de ces jeunes qui ne sont pas dans la norme. Ceux qui sont considérés comme « personne » car ils sont exclus de la société traditionnelle. Cette exclusion les rend, a priori, « invisibles », et pourtant ils sont bien là ! Ils ont un vécu, des expériences et des histoires à raconter ! C’était important pour moi de mettre en scène cette communauté. Par ailleurs, les personnages de Los Nadie m’ont aussi permis de questionner cette idée du « succès » si important dans la société. Les nadie vivent dans leur propre réalité. Ils font de la musique, des spectacles de rue, organisent des concerts, font des tatouages. Et ils arrivent à joindre les deux bouts quand même, à vivre au jour le jour pour faire ce qui est important pour eux, et donc, en quelque sorte, « réussir » à leur manière...

Propos recueillis par Corentin Lê

 

Los Nadie de Juan Sebastián Mesa, en salle le 6 décembre 2017. Ci-dessus la bande-annonce.