Frère et Soeur : la famille avant et après tout

Frère et Soeur : la famille avant et après tout

CRITIQUE / AVIS FILM - En compétition au 75e Festival de Cannes, "Frère et Soeur" d'Arnaud Desplechin, avec Marion Cotillard et Melvil Poupaud est un drame familial et intime réussi, servi par de grandes performances et une légère allure de thriller.

Un Desplechin classique et inédit

Après Roubaix, une Lumière et Tromperie, Arnaud Desplechin confirme une évolution vers un cinéma plus épuré et plus franc, tout en gardant l'acuité et l'intensité qui font son cinéma de moeurs. Avec Frère et Soeur, en compétition officielle au Festival de Cannes, le réalisateur de Un conte de Noël réussit à nouveau un drame familial, à la fois gracieux et étouffant, terrassant de passions ambiguës. Un courant autobiographique et une thématique qui n'ont chez l'auteur rien d'original, mais ses quelques effets de thriller ont un goût de neuf.

Louis (Melvil Poupaud) et Alice (Marion Cotillard) sont frère et soeur mais entretiennent une haine mutuelle et ne se voient plus depuis plusieurs années. Au moins depuis six ans, puisque l'ouverture du film nous coince dans une veillée de deuil, celle de Jacob, le fils de Louis et Faunia mort à six ans, et Louis hurle rapidement à Alice qu'elle n'a rien à faire là, n'ayant jamais connu son fils. Mais la fin de leur relation remonte au-delà de ces six années qui planent sans cesse sur Frère et Soeur.

Frère et soeur
Frère et soeur ©Le Pacte

Quelque chose de sourd, de profondément et mystérieusement enfoui agite Louis et Alice. Cinq ans après cette terrible soirée, leurs parents sont victimes d'un grave accident de voiture. Hospitalisés dans un état critique, leurs enfants ne se font pas d'illusion. Quasi reclus dans une ferme des Pyrénées, Louis va alors se rendre au chevet de ses parents, où il ne pourra faire autrement qu'y retrouver sa soeur.

Grandes performances de Melvil Poupaud et Marion Cotillard

Il faut reconnaître à Melvil Poupaud une qualité unique au sein du club des grands acteurs français contemporains : il semble danser en permanence. Avant même de composer une action ou un dialogue, quelque chose dans son physique frappe, une harmonie totale avec son environnement, celui-ci même s'il est un chaos. Immobile comme en mouvement, il a une énergie entièrement déliée, une élégance sincère et généreuse qui fait toute sa manière de se mouvoir et d'occuper l'espace.

Frère et Soeur
Frère et Soeur ©Le Pacte

Dans Frère et Soeur, il a toute la rage passionnée, la même que sa soeur, mais elle ne l'extériorise pas. Alice est tétanisée, toute en souffrance rentrée, lui est une bête sauvage qui tourne en rond sans pourtant être enfermé, buvant et fumant de l'opium, déterminé à se heurter. Alice ressent cette grande violence, et elle le fuit, dans une fuite en avant qui l'a conduite dans une solitude absolue.

Marion Cotillard, retenue et en auto-destruction, renvoie elle par ses silences et une forme d'immobilité la même peine et la même rage. Ils conduisent tous les deux le film, et le reste du casting joue son rôle, en soutien : magnifique Golshifteh Farahani, épouse aimante de Louis qui a compris la place inamovible d'Alice dans le coeur de Louis, comme dans l'autre sens l'a aussi compris le discret mari d'Alice, Borkman, joué par Francis Leplay.

Un retour au passé qui s'accélère

Les flashbacks, pour dévoiler progressivement la naissance de la haine, ponctuent avec soin un jeu mortel du chat et de la souris. On comprend que l'aînée Alice est depuis longtemps une comédienne reconnue, mariée à un metteur en scène et ancien meilleur ami de Louis - il les a présentés. Louis est un écrivain longtemps sans succès, plus laborieux dans sa carrière, qui a connu quelques heures de gloire.

Une gloire qui fut celle du moment de la révélation d'Alice, lancée face-à-face dans un rire méchant, larmoyant, désespéré surtout : elle le hait. Louis répond qu'il le sait très bien. À partir de là, les livres de Louis deviennent assassins envers sa soeur, qui porte plainte, et puis il n'écrit plus.

Frère et Soeur
Frère et Soeur ©Le Pacte

Longtemps Alice et Louis se sont admirés, aimés. Et puis quelque chose a changé, quelque chose a disparu, une innocence s'est évanouie sans crier gare. Frère et Soeur montre alors avec réussite les cris, les menaces, l'appréhension craintive et maladroite de chacun d'une même grande violence. Mais alors que les deux premières parties plaçaient délicatement les éléments de la résolution, la troisième va s'emballer, inutilement. Comme si le sujet, tel un incendie, avait finalement brûlé les mains de son auteur.

Une révélation précieuse mais pressée

La dernière partie du film offre une perspective complexe. Lancé à plein régime, avec un montage qui s'affole sans raison, dans cette fouille archéologique d'un idéal passé, le réalisateur montre une réconciliation heureuse de Louis et Alice, défaits d'épuisement et leurs rancoeurs momifiées. À quoi bon finalement ? Une page peut être tournée.

Mais la résolution volontairement incomplète du mystère de l'origine de cette haine l'indique : il y a encore un indicible. Parce que la jalousie sociale, la jalousie tout court même, les silences coupables, les médicaments et les drogues, les deuils ratés, tout ça ne suffit pas. Alice et Louis se sont aimés, trop forts, et au-dessus du lit qu'ils partagent innocemment à présent, dans la maison de leurs parents maintenant décédés tous les deux, apaisés, flotte le spectre de l'inceste.

À cette lumière, la relation avec leurs parents s'éclaire. Tous les deux ils appellent leurs parents par leur prénom, alors que leur cadet (Benjamin Siksou) dit "papa". Ils sont distants, se parlent très rarement, le décès de Jacob ayant cimenté la configuration éclatée par Louis et Alice de la famille. D'abord tristes à en mourir de leur amour perdu, tétanisés par un tabou, les personnages d'Arnaud Desplechin se libèrent et laissent en suspens la vérité, au bout d'un récit d'une force et d'intensité presque monstrueuses, pour laisser le coeur battant entre guerre et paix.

Frère et Soeur d'Arnaud Desplechin, en salles le 20 mai 2022. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces. Le film était en compétition officielle au festival de Cannes 2022.

Conclusion

Note de la rédaction

"Frère et Soeur" est une réussite, une histoire intime sublimée par une mise en scène et des comédiens qui composent avec brio une rage familiale mystérieuse. De la haine à l'amour, Arnaud Desplechin établit une terrible boucle. On peut aimer comme détester, mais on s'accordera sur un cinéma de très haut niveau.

Note spectateur : 3.5 (2 notes)