Give Me Liberty : étude poétique d'une humanité errante

Give Me Liberty : étude poétique d'une humanité errante

CRITIQUE / AVIS FILM - Dans "Give Me Liberty" un jeune américain d'origine russe conduit un bus pour les services sociaux de la ville de Milwaukee. Son chemin est semé d'embûches, d'imprévus, de rencontres compliquées. Un terrible jour sans fin duquel éclot une belle humanité, imparfaite et gênée, mais joliment mise en scène.

Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2019, Give Me Liberty de Kirill Mikhanovsky s’est particulièrement distingué. Il est un vrai film pour les sections parallèles de Cannes, c’est-à-dire sérieusement arty, avec une critique sociale et/ou politique explicite, et il est enfin une performance. Il est aussi joliment imparfait, avec des traits dont les fulgurances trahissent parfois leur fragilité.

Le jeune réalisateur connaît son sujet, et propose un vrai geste cinématographique. Il y a quelque chose de la sainte unité théâtrale : un temps, un lieu, une action. Et c'était un défi, tant Give Me Liberty raconte un enfer logistique. Le bus, ainsi que les intérieurs exigus et défraîchis qui sont les étapes sur le trajet, n'existent que parce qu'ils contiennent une humanité qui les occupe, un groupe d'individus à l'homogénéité variable. Comme ces individus ne peuvent que communiquer a minima entre eux, il revient à Vic le chauffeur du bus de réaliser leurs buts. Il n'y a en réalité, dans le cadre de la caméra portée à l'épaule et très proches des corps, pas de décors visibles. C'est un des points intéressants du film, qui se situe entre réalisme et naturalisme, et se tire progressivement de plus en plus vers le second, porté par un trio d'acteurs fascinants.

Une grande première pour de formidables comédiens

Il y a une vraie beauté à se présenter au monde depuis le Festival de Cannes. Les trois acteurs principaux, Vic, Dima et Tracy, (Chris Galust, Maxim Stoyanov et Lauren Spencer), font tous leurs grands débuts au cinéma, et ils sont tous les trois parfaits. Une mention toute spéciale à Dima (Maxim Stoyanov), escroc à la petite semaine et au grand cœur, débordant de la liberté que les autres n’ont plus, mais une liberté qui est tragique, concrètement un parfait modèle d'anti-héros russe et romantique.

Dima est peut-être un double libéré de Vic (Chris Galust), le personnage principal. Vic est jeune, il a un visage encore angélique même si le sourire est très rare dans ses journées démentes. Conducteur d'un minibus, il conduit tous les jours des personnes à mobilité réduite dans différents endroits. Un métier presque impossible en temps normal, et radicalement quand s'ajoute son grand-père atteint d'Alzheimer et la communauté de vieux immigrés russes. Cette mobilité réduite a des causes différentes : handicap moteur, mental, obésité, impossibilité financière de se déplacer, etc.. Give Me Liberty raconte une journée et une nuit de Vic qui fait de son mieux, ne dit jamais non aux services qu'on lui demande, et la course contre-la-montre qui s'engage logiquement. Le film est essentiellement un drame, avec ses quelques moments fragiles de comédie et de légèreté.

La relation entre Vic et Tracy est très belle, et il y a ce joli moment, répété, à la fois intime et symbolique, où ils font tourner ensemble un tourne-disques bricolé. À leur mesure, avec leurs petits moyens, Vic et Tracy essayent de réparer quelque chose, faisant fi de leur propres souffrances pour soulager celles des autres.

Un impossible partage de la souffrance

Le film est d'une incroyable richesse et d'une générosité sans limites. En ouverture et en conclusion, Vic écoute un homme tétraplégique lui exposer son idée du sens de la vie, de l'attitude à adopter quand le monde n'est qu'une immense défaillance. On rencontre une foule de personnages qui ont pour point commun d'être marginalisés. Il y a de grands moments de cinéma, une mise en scène très étudiée, qui équilibre assez bien les plans entre réalisme et grande ambition artistique. Mais la narration semble parfois déconnectée, avec une voix-off qui se manifeste régulièrement et librement, sans que le cadre n’indique quoi que ce soit sur l’extension du champ. Toujours surprenant quand il s'approche de longueurs, Give Me Liberty ne laisse pas de répit aux spectateurs, qui apprécieront donc différemment cette composante frénétique.

Il y a aussi un flou dans l’assemblage hétéroclite de tous ces individus, dans lequel tout se mélange, les handicaps physiques avec les handicaps sociaux, c’est-à-dire, dans le paysage américain de Milwaukee, celui vécu par la population noire et la population russe immigrée. Il n’y a cependant rien d’évident à présenter la même perte pour des personnages qui sont individuellement très différents, et n’ont pas la même prise sur leur « handicap ». Il y aurait presque dans cette frénésie la volonté d'être exhaustif sur ce que le monde connaît de différentes souffrances. C'est le défaut du film, qui en oublie ainsi de faire un choix. Il n'existe alors pas grand chose en dehors du champ, et on ne ressent pas précisément la violence exercée sur les individus, hors et dans ce voyage qui est tout de même pour eux une échappatoire.

L’humanité que recherche Kirill Mikhanovsky, et qu’il trouve souvent, semble se faire par la profusion, par l’accumulation, ce qui est formellement hypnotique mais ôte une part de la finesse à son propos. Amoureux de ses personnages et de son sujet, le réalisateur se laisse ainsi déborder par son film, pour le meilleur et le légèrement moins bon.

 

Give Me Liberty de Kirill Mikhanovsky, en salle le 24 juillet 2019. La bande-annonce ci-dessus. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.

Conclusion

Note de la rédaction

Kirill Mikhanovsky propose un film remarquable, humaniste et intense. Tiré de sa propre expérience, "Give Me Liberty" est une ode à la solidarité, mais embarrassée par une trop grande ambition, qui vient avec son lot de confusion. Ce qui n'empêche pas le film d'être vraiment à voir.

Note spectateur : Sois le premier