Le Déserteur : le magnifique cauchemar de Charlot

Le Déserteur : le magnifique cauchemar de Charlot

CRITIQUE / AVIS FILM - Le titre original de ce film québécois, "La Grande Noirceur", a été transformé pour devenir, en France, "Le Déserteur". Dans un cas comme dans l'autre, il est bien question d'un monde en guerre, une guerre récente ou pas, en cours ou terminée. Son ombre règne sur ce road movie intrigant qui suit le parcours erratique d'un sosie de Chaplin.

C'est étrange, ça le devient de plus en plus, et les issues semblent condamnées pour les personnages comme pour les spectateurs. Pourtant, on reste comme hypnotisé devant Le Déserteur, objet de cinéma rare, visuellement très abouti, très libre dans son écriture et sa mise en scène. C'est une évidence que ce pur film de cinéma est une volonté partagée par le réalisateur Maxime Giroux, et par son acteur principal Martin Dubreuil. Ce dernier y incarne Philippe, un imitateur de Charlot. Et en effet, quelle autre figure que la création de Charlie Chaplin témoignerait mieux par son innocence et son "inutilité" de l'absurdité de la guerre et, plus concrètement, des ravages du capitalisme ?

Le Déserteur, film de mille époques

Le film s'ouvre alors que Philippe finit de se préparer pour un concours d'imitation, sur les premières phrases du discours de Charlie Chaplin dans Le Dictateur : "Nous voulons tous nous entraider. Les humains sont ainsi. On veut côtoyer le bonheur, pas la misère. On ne veut pas haïr, ni mépriser notre prochain. Il y a de la place pour tous en ce monde."

On comprend assez vite qu'une guerre fait rage, que Philippe fuit pour ne pas en être victime. Mais on ne comprend pas vraiment quelle victime il serait. Enrôlé de force ? Tué au front ? Perte civile ? Le génie de ce film est là : Philippe/Charlot incarne, vit dans sa chair les dégâts du concept même de guerre, de ce pur état de violence qui ne fait aucune nuance. Le cadre temporel est dystopique, mélangeant une esthétique d'après-guerre à la musique de R.E.M, pour bien signifier que plutôt que d'une guerre historique, on parle ici de la Guerre comme valeur antithétique de l'Humanité.

Philippe va donc fuir Montréal et prendre la route du Grand Ouest américain, une route hostile où les étapes sont autant de rencontres dangereuses, et où l'humain se révèle systématiquement sous son pire jour. Pour incarner ces individus rendus fous par l'état de guerre, Maxime Giroux a pu notamment compter sur les Français Reda Kateb, Soko et Romain Duris. Ce dernier incarne avec beaucoup d'intensité un tortionnaire et trafiquant d'êtres humains, dans une séquence clé du film. Soko joue elle une jeune femme asservie par une autre (Sarah Gadon), dans une scène où le grotesque se dispute volontairement au très cruel.

Toutes les rencontres faites tendent vers une même évidence : acheté ou vendu, vendeur ou acheteur, l'humain est réduit à une simple et terrible variable économique. Du rabatteur qui propose à Philippe une fausse carrière, au vendeur de cigarettes, tout n'est qu'un vaste piège destiné à vendre quelque chose, à tirer profit à tout prix. Pour l'auteur du film, et pour son personnage principal, l'ennemi est le capitalisme, il est le rêve américain mortifère qui ne promet qu'une déshumanisation, une solitude épouvantable dans un monde où il n'y a plus aucune solidarité. Qu'elle soit filmée en extérieur ou en intérieur, l'angoisse persiste dans chaque séquence. Les intérieurs sont sombres et sales, ce sont de vrais "réduits". Les extérieurs sont magnifiques mais arides, déserts, la neige menace autant que la chaleur, et les passages de véhicules sont très rares.

Charlot, l'essentielle inutilité

Il y a forcément un clin d’œil, une idée très particulière, quand on décide de mettre en scène un imitateur de Charlot. Martin Dubreuil est exceptionnel dans ce rôle à la fois physique et retiré. Il prononce très peu de mots, préférant laisser jouer son visage et son corps, aussi bien en tant que Philippe qu'en tant que Charlot. En son temps, Charlie Chaplin a offert au moins deux films fondamentaux : Le Dictateur et Les Temps modernes. Dans ces films il existe une valeur cardinale, celle de l'inutilité. La guerre et l'industrie capitaliste sont remises en question et mises en défaut par un homme inutile, incapable de faire la guerre et incapable de travailler mécaniquement. Ce faisant, cette "inutilité" vient célébrer l'humanité de chacun, son droit à une existence auto-déterminée et désintéressée de la performance, que celle-ci soit guerrière ou économique.

C'est pourquoi les très rares moments d'imitation de Charlie Chaplin sont particulièrement beaux et émouvants, volés à une réalité où la danse, l'art, le rire, n'ont strictement plus aucune valeur. Des moments arrachés à une pesanteur crasse, à une musique ténébreuse et lancinante. Du début à la fin, Philippe est en quête déçue d'humanité, et l'absence d'issue plonge le spectateur dans la perplexité : film de guerre ? Thriller dramatique ? Pur cinéma d'art et d'essai ? Difficile à dire, mais il est certain que la liberté absolue de la forme du film constitue l'antidote au poison capitaliste que le film expose. Pour toutes ces raisons et ses parts de mystère, Le Déserteur est un très beau film et une très belle invitation à la réflexion.

 

Le Déserteur de Maxime Giroux, en salle le 21 août 2019. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.

Conclusion

Note de la rédaction

Film surprenant, à la forme complexe mais au message finalement limpide, "Le Déserteur" est une très belle expérience de cinéma. Brillamment interprété et mis en scène, son pessimisme est autant un cri d'amour qu'une alarme.

Note spectateur : Sois le premier