Master Gardener : les Fleurs du bien de Paul Schrader

Master Gardener : les Fleurs du bien de Paul Schrader

CRITIQUE / AVIS FILM - Présenté au 3e Festival du film policier de Reims, film jumeau de "The Card Counter", "Master Gardener" de Paul Schrader met en scène un homme au très sombre passé devenu "maître jardinier". Moins violent et plus optimiste, teinté d'un espoir touchant, ce récit gagne en lumière ce qu'il perd en sensations, tout en restant un excellent film noir.

Paul Schrader à la poursuite de la rédemption

À la manière des fleurs qu'il confie à son personnage Narvel Roth dans Master Gardener, Paul Schrader fait un retour de saison un an après son magnifique The Card Counter. Deux films jumeaux, tous les deux présentés au Festival de Venise comme l'était en 2017 Sur le chemin de la rédemption. Trois films issus d'un même cycle, sur les thématiques chères au scénariste de Taxi Driver, trois portraits d'homme en quête de rédemption qui forment une trilogie puissante de cinéma noir.

Master Gardener partage avec The Card Counter sa structure narrative, ainsi que son portrait d'un homme qui a changé d'activité et d'identité pour espérer survivre dans un monde auquel il ne s'adaptera jamais. Si à ce titre sa survie est vaine, et la rédemption impossible, alors il peut travailler à la rédemption de quelqu'un d'autre, faire oeuvre de société, à l'inverse total de ce qu'il faisait avant. Et dans cette rédemption de l'humanité peut-être trouver, en petite partie seulement, la sienne.

Narvel Roth (Joel Edgerton) - Master Gardener
Narvel Roth (Joel Edgerton) - Master Gardener ©The Jokers

Pour Master Gardener, Paul Schrader a ainsi troqué la froide science des cartes de The Card Counter contre la chaleur organique du monde végétal, et l'ancien tortionnaire qu'incarnait Oscar Isaac laisse place à un ancien néo-nazi reconverti en jardinier et horticulteur. Celui-ci, incarné par un très convaincant Joel Edgerton, travaille et vit dans un jardin botanique de Louisiane, Gracewood Gardens, propriété de Norma (Sigourney Weaver). L'arrivée de la jeune Maya (Quintessa Swindell) dans ces jardins va bouleverser un équilibre déjà précaire...

Les fleurs suffisent-elles ?

Paul Schrader tient quelque chose dans les deux univers qu'il confronte, celui très aimable des fleurs et celui odieux du suprémacisme blanc. Pour Narvel, la rédemption vient de cette plongée dans l'organisation simple et solide de la nature. Des règles simples, acquises, universelles, le cycle imperturbable de la germination d'une graine, sa croissance et sa floraison. Pour mettre à distance le chaos, la haine, sa vie d'avant dont cependant il a gardé, comme les stigmates du Christ, les marques tatouées sur son corps : croix gammées, aigle hitlérien, "88" et symboles SS. Parce que changer, est-ce pour autant oublier ? Est-ce faire semblant ?

Norma Haverhill (Sigourney Weaver) - Master Gardener
Norma Haverhill (Sigourney Weaver) - Master Gardener ©The Jokers

Comme dans ses deux précédents films, et comme dans toute son oeuvre, Paul Schrader infuse un poison. Dans Master Gardener, les jardins de Norma sont un paradis factice, un enclos qu'il faut protéger d'une société hors champ mais dont la misère se presse à la porte. Mais Norma, qui a donné une seconde chance à Narvel, lui demande en échange une relation intime malsaine, et dans les yeux d'une Sigourney Weaver impériale se lit une attraction mortifère pour le buste tatoué de Narvel. Alors, quand celle-ci accueille sa belle-nièce Maya en apprentissage, et que se crée un lien entre la jeune métisse et Narvel, l'ambiance déjà lourde et moite de la Louisiane se fait orageuse.

Que la lumière soit

En plus de naviguer dans ce triangle amoureux dégénéré, Narvel se met en tête de protéger Maya des voyous et de son addiction à l'héroïne, retournant aux pratiques violentes de son passé. Pour tenter de sauver un peu de lui-même, mais surtout sortir Maya de l'enfer, Narvel va donc méthodiquement oeuvrer à faire croître l'espoir, fragile comme une jeune pousse, que des temps meilleurs sont possibles.

Étrangement, il y a un optimisme touchant dans Master Gardener, une rédemption possible, quand dans The Card Counter l'issue reste tragique. Pour souligner cette lumière, il y a les teintes des fleurs, le temps suspendu qu'on trouve dans les jardins, le silence seulement bravé par le vent dans les feuillages, et aussi moins de violence que dans ses précédents films. Sur tous ses aspects, que ce soit la nature des personnages et leurs intrigues, l'éclairage, les décors, il y a de la couleur, de la lumière, des sourires. C'est heureux, mais c'est aussi au dépens du formidable sens tragique dont Paul Schrader est capable, et qui est ici affaibli. Et parce que le drame est ainsi en sous-régime, la lumière de Master Gardener éclaire aussi une superficialité.

Master Gardener
Master Gardener ©The Jokers

Une perte de sensations

Il apparaît en effet rapidement que les fleurs ne passionnent pas en elles-mêmes Narvel, qui compte surtout sur la manie et la rigueur de leur culture pour donner un sens à son quotidien. Pourquoi pas, le personnage étant suffisamment troublé pour jouir d'une innocence, mais pourquoi Schrader en fait-il lui un élément de décor plus qu'autre chose ? Il y avait pourtant tant à dire, à mettre en scène, sur ce sujet. L'auteur avait pleinement saisi la terrible froideur du monde des casinos dans The Card Counter, ici il ne rend pas compte de la poésie, voire de la métaphysique associée aux fleurs. Narvel aurait ainsi pu être mécanicien, comptable, que l'exacte même histoire aurait pu prendre place.

Il y a bien une scène d'humage de terreau enivrante, quelques mots sur l'universalité de la nomenclature des plantes, il y a même, toujours en miroir de The Card Counter, une séquence de rêverie où l'éclosion instantanée se fait en mille couleurs. Mais tout ceci surtout pour respecter l'imparable structure narrative plutôt de que nourrir son sujet pour s'y plonger entièrement. Face à ce joli monde sous-exploité, il en va de même pour le thème du suprémacisme blanc et les fantômes de l'esclavagisme américain. Il est bien là, montré en flashbacks, vivace dans les silences et la foudre des regards de Norma. Mais ce passé est nébuleux, ne planant qu'à moitié, comme si l'écrasante chape de plomb qui fait le ciel des mondes de Schrader n'était ici qu'en étain.

Ce qu'ainsi Master Gardener gagne en optimisme, il le perd en puissance de sensations. Mais comment en vouloir vraiment à Paul Schrader, maître du noir qui fait ici entrer de la lumière et une douce chaleur ? Et même si la résolution du film peut sembler idéaliste, facile, n'est-il pas plus heureux de se dire que dans ce monde terrible, rien n'est impossible ? Étonnamment tendre, Master Gardener se détourne ainsi du cours tragique de Sur le chemin de la rédemption et de The Card Counter pour introduire, il n'est jamais trop tard, un cinéaste à la confidence touchante.

Master Gardener de Paul Schrader, en salles le 12 juillet 2023. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.

Conclusion

Note de la rédaction

Un bon cran en-dessous de "The Card Counter", "Master Gardener" parcourt à nouveau le chemin de la rédemption impossible chère au cinéaste Paul Schrader. Malgré ses belles interprétations et son efficace mise en scène, ce "Master Gardener" ne convainc pas autant qu'il le pourrait. La faute à un optimisme surprenant, dans ce long-métrage qui reste néanmoins un très bon film noir.

Note spectateur : 2 (1 notes)