"À la différence de Tapie, on ne peut pas comparer avec le vrai ! " : Laurent Lafitte nous raconte son Molière

"À la différence de Tapie, on ne peut pas comparer avec le vrai ! " : Laurent Lafitte nous raconte son Molière

Laurent Lafitte est actuellement à l'affiche de "Le Molière imaginaire", et livre une grande performance dans les habits du célèbre auteur et comédien. On a rencontré le comédien pour en savoir plus sur ce portrait de Molière, intense et aux accents très contemporains.

Laurent Lafitte pour un Molière d'aujourd'hui

Dans Le Molière imaginaire d'Olivier Py, Laurent Lafitte incarne Molière lors de ses dernières heures, le 17 février 1963, alors qu'il donne une ultime représentation da sa pièce Le Malade imaginaire. En vrai, quelques heures après le tomber de rideau, ayant terminé la pièce avec peine et dans la souffrance, il décèdait à son domicile. Au cinéma, Olivier Py et Laurent Lafitte ont pris quelques libertés avec les faits, mais avec réussite, pour représenter avec virtuosité et une énergie séduisante l'agonie et les derniers questionnements d'un des plus grand auteurs de la culture française.

Laurent Lafitte, pensionnaire de la Comédie-Française, y livre une performance inspirée et totale dans des plans-séquences impressionnants pour établir un portrait intense et contemporain du personnage. On l'a rencontré.

Rencontre

Comment aborder une incarnation de Molière, un des auteurs et comédiens les plus consacrés et donc une institution ?

Laurent Lafitte : C’est une figure impressionnante, mais elle l’est tellement que ça lui confère quelque chose de quasiment neutre. Ça l’a muséifiée, c’est une statue. C’est impressionnant, mais tout en laissant la place d’y mettre des choses. Il y a plein de versions différentes qu’on pourrait donner de Molière. C’est impressionnant, mais c’est un terrain de jeu très ouvert, déjà parce qu'on ne sait pas beaucoup de choses de lui, de son apparence par exemple. Et à la différence de Bernard Tapie, on ne peut pas comparer avec le vrai !

Le Molière imaginaire
Le Molière imaginaire ©Memento Distribution

Comment était-ce de proposer cette incarnation avec de longs plans-séquences ?

Laurent Lafitte : Le plan-séquence était une manière pour Olivier de donner un instantané, comme en temps réel, de la dernière heure et demie de Molière. Ça crée aussi une urgence, comme un compte-à-rebours. Molière qui angoisse sur la postérité, sur la bascule dans l’autre monde, sa femme qui angoisse sur les derniers sacrements que l’église refuse de donner aux acteurs, la troupe dans l’urgence de la question de son devenir sans lui. Ce sont toutes ces urgences qui se concentrent autour de cette ultime représentation, et le plan-séquence donne le rythme.

Pour les comédiens, quand on lance l’action sur une prise qui va durer 9 minutes, la tension n’est pas la même que sur un simple champ/contre-champ. On ne veut pas se planter soi-même, ni planter ce qu’ont fait les autres, et ce jusqu’à la dernière minute, donc il y a une tension intéressante. Toutes ces séquences sont très compliquées à tourner, mais il y a de vrais moments de magie quant tout se met bien en place.

Le Molière que vous incarnez est moderne, et on sent à l'écriture qu'Olivier Py a souhaité en faire un portrait très contemporain.

Laurent Lafitte : Molière est devenu un tel emblème français que, selon les siècles, on le présente avec des visages différents, avec certains aspects de sa personnalité gommées. C’est peut-être moderne d’en parler maintenant, mais ce n’est pas l’être plus qu’au 17e, ou tout ça existait déjà. On a souvent une vision poussiéreuse de l’époque, qui n’aurait été que dans la morale religieuse, alors que c’était un siècle assez libre, socialement terrible mais moralement assez libre, notamment dans ces sphères-là. Et je pense que l’aristocratie était moins coincée que la bourgeoisie. Au 19e, Molière a été plutôt récupéré par une morale bourgeoise, qui ne raconte pas forcément qui il a été et dans quel monde il évoluait.

Olivier a cette force de réussir à avoir une vision de Molière où il y a de la véracité, et la liberté du 21e siècle l’autorise à être presque aussi libre qu’au 17e pour raconter Molière. C’est un peu comme si on avait perdu du temps, avec plein de couches de morales successives, et que la modernité consiste en fait à accepter la réalité du passé.

Le Molière imaginaire
Le Molière imaginaire ©Memento Distribution

Un passé dans lequel Molière était lui-même un grand moderne ?

Laurent Lafitte : Il y a ce magnifique monologue de Dom Juan sur les faux dévots, où il dit « maintenant pour sauver ma peau, je vais devenir un faux dévôt », c’est la naissance de Tartuffe, alors qu’il l’a écrit après. Il y a deux niveaux de lecture, on peut se dire « ah ! ça y est, il condamne publiquement, pour se racheter de Tartuffe, le non-croyant, en faisant mourir le héros profane » ou, au contraire et je le pense, il exprime son questionnement sur la religion et son esprit cartésien. Quand Sganarelle lui dit il faut bien croire en quelque chose et que Dom Juan répond « je crois que 2 et 2 font 4 et 4 et 4 font huit ».… Quel lien Molière a-t-il avec cette réplique-là ? Est-ce qu’il est d’accord ou est-ce seulement dans la bouche de ce personnage ?

C’est ce qui est passionnant à explorer, on ne peut pas savoir de quel côté il se situait clairement. Dans Le Misanthrope, entre Alceste et Philinte, c’est comme un dialogue avec lui-même sur la sincérité, les compromis, l’entièreté… Des questions qu'il a dû se poser lui-même. Son rapport au pouvoir, devoir être adoubé par le roi et protégé pour exister en tant qu’artiste, et en même temps refuser le compromis, avoir l’exigence de la liberté de penser, de la critique de ses contemporains.

C'est comme aujourd’hui, on questionne de plus en plus la caricature, la satire, où à partir du moment où des choses risquent d’être blessantes on voudrait les empêcher. C’est passionnant parce que ça fait de Molière non pas une figure du passé, mais un ancien contemporain. Ça recréé du lien, ça casse la statue pour le « ré-humaniser » avec ses zones d’ombre, ses faiblesses, ses compromis, ses forces... Ça le rend très proche de nous.