Chemise froissée et cheveux en bataille, barbe de trois jours et sourire pendu aux lèvres, parfois timide, parfois excentrique, Edouard Baer n'a pas failli à sa réputation de dandy fantaisiste et lunaire pour cette entrevue mémorable. Presque mal à l'aise dès que l'on commente son dernier film, il dit pourtant ce qu'il pense sur tout et n'importe quoi, et finalement ne joue aucun jeu - sauf celui de répondre à nos questions, en vrai poète des temps modernes. L'occasion pour nous de succomber à son charme, et pour lui d'ouvre une petite porte vers son monde à lui. Et on s'y engouffre, sans hésiter, tel Alice suivant en courant son petit lapin blanc.
=> Voir les réponses en images
AKOIBON attendre six ans pour réaliser un deuxième film ?
Parce qu'il faut attendre d'être prêt, d'être inspiré par quelque chose, par de nouveaux acteurs… Je suis comédien à la base, et j'ai besoin d'une vraie excitation pour repasser à la réalisation. Ce n'est pas une obligation, c'est vraiment l'enthousiasme qui guide mes pas.
AKOIBON faire ce film-là ?
Parce que je fais entendre une autre voix dans le paysage du cinéma français ! Je pense apporter un ton différent par rapport à ce que l'on voit habituellement. C'est important pour moi d'apporter d'autres couleurs quand on en a les moyens.
AKOIBON tous ces personnages ?
Parce que j'ai une vraie passion pour les personnages, les gens, les portraits… C'est le côté un peu SHORT CUTS du film, se faire rencontrer plein de destin, plein de personnes…
AKOIBON ces acteurs ?
Parce que j'aime que chaque personnage, même le type qui vous dit « voulez vous un café ?» soit joué par une personnalité forte. Alors parfois c'est des acteurs connus, comme Jean Rochefort ou Benoît Poelvoorde, parfois ce sont des comédiens que le public ne connaît pas encore. Même si c'est pour un petit rôle, avoir sa propre personnalité apporte beaucoup de relief au personnage.
AKOIBON ce revirement de situation ?
J'aime bien les surprises ! Et puis pour moi, c'était la suite logique du nombre de catastrophes qui s'abattent sur les personnages principaux. Tout va de plus en plus mal jusqu'à ce que le cadre lui-même s'effondre…
AKOIBON ce titre bizarre ?
Et bien au fur et à mesure, je me suis aperçu que je ne l'aimais plus, qu'il ne correspondait plus à la fin du film, mais je me suis dit que c'était comme une jolie fille qui s'appelle Cunégonde, on ne peut pas changer son prénom mais elle continue de vous plaire… C'était peut-être pas une bonne idée ce titre énigmatique, mais c'est plus fort que moi, c'est vraiment le nom de ce film. Je ne sais pas si c'est un bon nom, mais en tout cas c'est vraiment le sien !
AKOIBON aller voir ce film si l'on n'adhère pas à votre fantaisie ?
Bah… Il ne faut pas y aller… Il y a des gens qui disent « comment vas tu-yaux de poêle » ou « c'est l'histoire de Toto » et ça les fait beaucoup rire, moi moins, et j'espère qu'ils ne m'en voudront pas d'avoir un autre sens de l'humour…
Comment vous sentez-vous à quelques jours de la sortie d'AKOIBON ?
(il arrache la nappe de la table, remue dans tous les sens, bégaye) Je suis vraiment très très bien, très très très confiant, tout va très bien, très bien.
Comment est venu l'idée d'un tel film ?
Si je pouvais le résumer en deux mots, j'aurais peut-être pas fait mon film comme ça… (rires) Je voulais mélanger plein d'histoires, brouiller les pistes, emprunter à plein de genres cinématographiques différents… Et puis surtout, c'était cette galerie de personnages que j'avais envie d'exploiter. Mais comment l'envie m'est venue… Je ne me rappelle plus ! Ce n'était pas vraiment une idée, plutôt des télescopages. D'où le côté un peu impressionniste du film. Mais l'envie générale, c'était de bâtir une comédie avec des situations et des personnages qui viendraient d'un autre registre.
Quelles sont vos influences ? On retrouve quelque chose de Federico Fellini, Wes Anderson, Woody Allen dans votre film…
Oui, je vous remercie ! Il y a aussi un peu de David Lynch, de Peter Sellers, de Groucho Marx… Je suis obsédé par Cassavetes, par certaines comédies italiennes... J'aime bien mélanger de la comédie avec des références qui ne sont pas de la comédie.
Le personnage du narrateur était là depuis le début ?
Non. Mais comme l'histoire est assez compliquée (et c'est sûrement dû au mélange des genres), c'était bien d'avoir quelqu'un qui l'explique, quelqu'un à qui se référer. Et puis, comme les gens sont de plus en plus habitués au mélange documentaire/fiction, je me suis dit que ça ne dérangerait plus le regard. On retrouvait ce style de personnages qui parlent face caméra chez Woody Allen, même dans MARY A TOUT PRIX ! C'est encore un personnage qui participe pleinement au mélange d'ambiance.
Est-ce que vous pourriez réaliser un film sans vous mettre en scène ?
Oui, le prochain je ne tournerais pas dedans ! Dans LA BOSTELLA j'étais tellement là que la mise en scène était moins travaillée. Ici, je me suis donné un rôle en creux pour pouvoir me concentrer sur la mise en scène. Comme j'improvise ma mise en scène sur place, j'ai besoin d'être très concentré, et c'est parfois difficile lorsque l'on joue en même temps.
Comment définiriez-vous votre film ?
C'est une comédie qui oublie d'être une comédie. Ce qui manque parfois dans les films c'est que la fenêtre soit laissée ouverte… En fait AKOIBON, c'est un film où sont inclus bêtisier et making of. Les accidents les moments de faiblesse, les fous rires font partie du film. C'est un film protéiforme, avec plusieurs lectures, un peu comme un feu d'artifice, avec un bouquet final, des explosions, des moments qui ralentissent… Enfin, j'espère.
C'est quoi le plus important pour vous dans ce film ?
La réaction des personnages à ce qu'il se passe, à l'effondrement du monde dans lequel ils vivent. Ca me fait penser aux gens qui se demandent s'ils auraient été résistants ou collabos pendant la guerre. Bien sûr tout le monde répond résistant ; et bien les personnages ici sont confrontés à cette situation. Ils mènent leur vie normalement, jusqu'au moment où tout cela n'a plus lieu d'être.
Ce tournage au soleil, c'était un peu des vacances ?
Ca ne me plaît pas beaucoup les vacances, je préfère jouer ou écrire. Je connaissais déjà l'équipe, j'avais déjà eu le plaisir d'aller trinquer avec eux. En fait, le tournage était marrant parce que concentré. C'était plus intéressant que marrant, ce qui au fond est plus marrant dans la vie. Finalement le plaisir de bien jouer une scène est beaucoup plus fort que de finir tôt sa journée pour aller boire des coups ou se pavaner au soleil. Bien souvent, on dit « ah qu'est-ce qu'on s'est marré sur ce tournage ». Là on s'est marré quand les gens jouaient bien. Le décor, le côté bord de mer, bande de copains, ça passe après.
On a parfois l'impression que le film est très écrit, et qu'il flirte à la fois avec les improvisations…
En fait, il y a très peu d'improvisations, quelques unes de Benoit Poelvoorde quand il fait visiter la maison, et d'autres des copains quand ils arrivent dans le café et qu'il se prennent pour des acteurs, justement parce que c'était amusant des gens en train de ramer et faire une « mauvaise improvisation ». Mais en fait, une des choses que je préfère c'est écrire les dialogues. Je suis assez à cheval là-dessus, Rochefort se foutait même de moi « et dis donc Paul Claudel, on peut quand même changer de mot ! » J'écrie vraiment pour les acteurs. Une fois qu'ils sont choisis, je change les mots, les formules des phrases pour que ça leur aille « bien en bouche ». Bien sûr, je suis ouvert à toutes suggestions, mais je trouvais que ce texte avait assez de personnalité et de singularité pour qu'il vaille le coup de le dire. Je ne me prends pas pour Audiard, mais aujourd'hui les personnages des films ont trop tendance à parler sans relief. Donc c'était très important pour moi.
Les acteurs n'ont pas tendance à vouloir improviser sur un film si décalé ?
Non. Poelvoorde m'a dit dès le début que ce n'était pas des phrases à lui, que c'était un ton qui lui convenait. En fait le délire c'est quelque chose d'assez précis ! De Funès savait parfaitement quelle grimace il allait faire à telle scène, ce n'était pas n'importe laquelle. S'il y a vraiment quelque chose qui n'est pas n'importe quoi, c'est la comédie. En revanche, je suis persuadé aujourd'hui qu'avec quatre violons, du maquillage qui coule, un acteur qui s'est mis du menthol et qui pleure, on peut créer de la tragédie de supermarché.
Il n'y a pas un moment où vous avez lâché prise ?
Pas complètement, c'était plus des tentations, quand on était un peu perdu, le fait de tourner à l'envers, la fatigue... Le soutien et la motivation de l'équipe et surtout de Jean Rochefort m'ont beaucoup aidé. Je ne peux pas travailler seul.
Vos héros sont caricaturaux à l'extrême…
Souvent dans les comédies françaises aujourd'hui, on a des types plus banals, plus ternes que dans la vraie vie. Ici, c'était prendre comme héros des personnages excentriques, avec une fantaisie propre, avec un destin qui n'est pas toujours celui qu'on croit.
Le plus dur à faire sur ce film ?
De ne pas se laisser aller au plaisir d'être là. On est entouré par des gens qu'on admire, on réalise le film qu'on voulait depuis longtemps… On peut facilement oublier que c'est avant tout un chemin qui nous amène et doit finir quelque part.
Jean Rochefort dit de vous « Edouard Baer me semble le talent incarné. Pour la première fois, j'ai dit oui sans lire. Dans les dix ans, il sera Pialat, Bergman et Keaton .»
C'est tout ! Je suis très déçu ! Je voulais être aussi Orson Welles, Steven Spielberg… ! Bah écoutez je ne sais pas trop quoi dire, je suis très flatté, surtout venant de quelqu'un comme Jean Rochefort… Ça vous soutient beaucoup.
Qu'est-ce qui a changé depuis l'expérience de LA BOSTELLA ?
J'ai beaucoup tourné en temps qu'acteur, donc j'ai pu observé nombre de metteurs en scène comme Laurent Tirard ou Isabelle Nanty. En fait, sur un tournage, entre deux scènes, soit on va s'emmerder dans sa loge, soit on reste sur le plateau et on regarde les gens travailler. Et là on apprend beaucoup.
On a l'impression d'un univers parallèle… D'un loft fermé sur une île surveillée par des caméras…
Y'a quelque chose comme ça oui ! Le rapport avec la caméra a tellement changé depuis quelques années… L'arrivée des webcams, des petites DV et bien sûr la télé réalité montrent et font que les gens sont très à l'aise face à la caméra. Ca change complètement le rapport vie privée, vie publique. Je crois que les gens s'en foutent de plus avoir d'intimité, voire de liberté, qu'ils ne seraient plus choqués d'être surveillé 24h sur 24. Et on parle un peu de ça dans ce film, effectivement. Quelqu'un qui est juste pudique, ou qui a le sens de l'intime a l'air mystérieux ou secret. Les Etats-Unis se sont servis des attentats du 11 septembre pour dire aux gens, vous allez avoir un peu moins de liberté, mais plus de sécurité. Et les gens disent oui. J'aim ebien quand les gens sont conscients de ce qu'ils disent devant une caméra. Il faut avoir quelque chose à dire ou à montrer. Tout n'est pas intéressant à l'image.
Que pensez-vous du cinéma français ?
Je suis déçu par la comédie française. Certaines fois, rien qu'en voyant l'affiche on a vu le film. Et aujourd'hui, plus un long métrage a de l'argent, moi il risque d'être bien. C'est un des paradoxes du financement actuels des films, qui vient de la télévision. Comme ce qui marche le mieux à la télé à 20h50 ce sont les téléfilms, il s'agit de produire des films qui répondent aux mêmes règles… Je suis attaché au fait qu'AKOIBON soit une comédie d'auteur. C'est quelque chose qui me fait rire, et j'ai la prétention de croire que ça va faire rire les gens, parce que je trouve ça plus sincère d'avoir fait ce film parce qu'on aime, plutôt que de faire un film parce qu'on imagine que ça pourrait marcher. Mais il y a tout de même de très bon réalisateur de comédie, comme Pierre Salvadori ou Bruno Podalydès.
Votre film est une sorte d'ovni du cinéma, et une forme de critique inavouée de la télévision actuelle… Vous n'allez pas vous faire que des amis ! Comment le film va être reçu selon vous ?
Avec beaucoup de contrastes. Lors des avant premières, le public étudiant était très emballé, surtout par la deuxième partie, tout simplement parce que qu'il est habitué à ce rapport à la caméra. Je ne peux pas m'attendre à ce que des critiques de cinéma qui ont encensé IZNOGOUD ou ESPACE DETENTE adorent mon film… Et c'est normal, je ne fais pas de la politique, je ne cherche pas à réunir 51% des voix, je cherche juste à être le plus sincère possible et le plus proche de mon goût. Et je crois que c'est ce qui justifie le fait que je fasse un film…
Propos recueillis par Aurélie Maulard (Paris, avril 2005)