Benjamin Millepied (Carmen) : "Je ne voulais pas que l'héroïne soit juste un objet de désir"

Benjamin Millepied (Carmen) : "Je ne voulais pas que l'héroïne soit juste un objet de désir"

Benjamin Millepied signe son premier long-métrage en tant que réalisateur avec "Carmen". Pour la sortie du film, le chorégraphe et cinéaste nous a notamment parlé de son envie d'adapter librement l'opéra de Georges Bizet, en n'hésitant pas à dévier de l'histoire d'origine.

Carmen : la sublime modernisation d'un classique

Pour son premier long-métrage en tant que réalisateur, Benjamin Millepied a choisi de revisiter un classique de l'opéra. Il transpose le récit de l'Espagne du XIXe siècle à la frontière américano-mexicaine de nos jours. Après le meurtre de sa mère, Carmen (Melissa Barrera) prend la fuite vers les États-Unis. À son arrivée à la frontière, elle est menacée par un membre américain d'une milice et sauvée par Aidan (Paul Mescal), un jeune soldat. Ils se lancent ensemble dans une cavale vers la Californie marquée par la violence, l'entraide et l'amour.

Carmen
Carmen ©Pathé

Carmen s'impose comme un premier film envoûtant aux nombreuses scènes bouleversantes, à commencer par une mise à mort pleine d'audace ou encore une danse finale tragique dans un magnifique paysage désertique. Pour la sortie du long-métrage, nous avons rencontré Benjamin Millepied, qui nous a parlé de sa collaboration avec le compositeur Nicholas Britell et de celle avec le directeur de la photographie Jörg Widmer, de son coup de coeur pour ses interprètes Melissa Barrera et Paul Mescal, mais aussi de ce que représente l'opéra de Georges Bizet dans sa vie.

Rencontre avec Benjamin Millepied

Carmen se déroule principalement aux États-Unis, notamment à la frontière américano-mexicaine, dans des paysages désertiques. Ce cadre fait écho aux photos que vous aviez fait à Marfa, au Texas. D'où vous vient cette fascination pour ces paysages ?

Benjamin Millepied : Pour la photo, c'est une manière d'observer ma curiosité sur le monde, de voir ce qui m'interpelle, et c'était un plaisir personnel avant tout. Et j'adore le travail de William Eggleston, de Nan Goldin, d'une Amérique où j'ai vécu 29 ans. Donc évidemment, quand j'attaque un long-métrage, j'ai un besoin essentiel de créer une image qui me passionne, une image qui est belle. Et chaque jour, c'était important que je sois amoureux des cadres et de ce que je mettais à l'écran.

Pourquoi avoir choisi de transposer l'histoire de l'Espagne du XIXe siècle à la frontière de nos jours ?

Benjamin Millepied : D'abord, c'était un endroit qui me parlait, parce que c'est l'endroit où je vivais, à Los Angeles. On est confrontés à ces problèmes d'immigration et c'est quelque chose qui me parlait profondément. Et puis, il y a une communauté Rom qui a commencé à émigrer au XXe siècle au Mexique, qui a vécu là-bas et continue à y vivre aujourd'hui de façon nomade, en se déplaçant avec des camions, en montrant des spectacles, en montrant des films. Il était même question que cette communauté participe au projet parce que j'avais pu rencontrer l'anthropologue qui l'a étudiée. C'est une connexion qui m'a beaucoup inspiré.

Carmen
Zilah (Marina Tamayo) - Carmen ©Pathé

C'était intéressant parce que c'est une communauté qui, dans tous les endroits où elle est passée, a été influencée par les traditions, la culture, la religion et le rapport à la vie et la mort. Il y a d'ailleurs ce rapport à la vie et à la mort dans le film, qui est davantage mexicain presque.

Que l'on perçoit immédiatement dans une très belle scène d'introduction.

Benjamin Millepied : Il y a cette magie dans cette danse d'ouverture, parce que la danseuse défie tout, elle est dans l'affirmation de soi. Il y a quelque chose de profondément ancré dans la terre et en même temps d'extrêmement léger par le rythme et la vitesse.

Le film est une expérience sensorielle totale. Comment l'avez-vous pensé ? Vous avez d'abord travaillé la musique, puis tout l'aspect visuel ?

Benjamin Millepied : D'abord la musique, et la musique a inspiré tout le langage visuel du film. J'ai travaillé la musique avec Nicholas Britell dès le départ. Les premiers thèmes ont été écrits, ça a donné un ton au film. C'était super facile. On a eu une collaboration magique. On était sur la même longueur d'onde. La manière dont il s'exprimait me convenait. On a échangé sur plein de choses différentes, sur ce qui nous inspirait, ça n'a cessé de nourrir le film.

Carmen
Carmen ©Pathé

Vous avez fait appel à Jörg Widmer en tant que directeur de la photographie, qui a notamment travaillé avec Terrence Malick. On retrouve beaucoup de ses plans aériens dans Carmen...

Benjamin Millepied : C'est quelqu'un qui est un très grand steadicamer avant tout, avant de devenir chef opérateur. Donc il a un super sens du mouvement. C'est un grand collaborateur. Vraiment. C'est quelqu'un avec qui j'ai adoré travailler. On s'est très bien entendus. Je l'ai choisi, je pense, pour son rapport au mouvement, qu'il a développé avec le steadicam mais aussi à la caméra à l'épaule avec Terrence Malick qui était fantastique. Quand il a tourné The Tree of Life, il était au steadicam et... c'est quelqu'un de merveilleux.

Puis aussi, c'était l'idée de faire appel à quelqu'un qui allait approcher ces paysages avec curiosité. Pas forcément prendre quelqu'un de local ou même de mexicain. C'est souvent très intéressant d'amener des chefs opérateurs dans des endroits où ils n'ont jamais tourné.

Carmen
Carmen ©Pathé

Comment s'est passé le casting des deux interprètes principaux, Melissa Barrera et Paul Mescal ?

Benjamin Millepied : J'ai cherché une interprète mexicaine et Melissa était au-delà du lot. Elle pouvait danser, chanter, jouer, elle avait l'audace du personnage. Ça s'est très bien passé quand je l'ai rencontrée, il n'y avait aucun doute. Et puis Paul, j'ai eu la chance de le saisir juste avant cette montée qui est quand même incroyable (rires), mais on savait déjà que c'était un grand acteur. Je savais qu'il pouvait incarner un soldat pleinement, de manière convaincante et puis que c'était quelqu'un qui a une approche physique de la vie, par le sport, avec lequel j'allais pouvoir faire plein de choses. J'allais pouvoir le faire danser, je n'avais aucune crainte.

Et pour celui de Rossy de Palma ?

Benjamin Millepied : Rossy a tout de suite voulu incarner ce grand personnage, Masilda. Elle n'a jamais lâché l'affaire malgré les rebonds du film, qui allait se faire, qui n'allait pas se faire. Elle a amené une grande créativité dans ce film et beaucoup de personnalité, beaucoup d'amour, beaucoup d'intérêt. Elle marque vraiment fortement le film.

Carmen
Carmen ©Pathé

Il y a une autre personnalité un peu plus étonnante dans le film, c'est The D.O.C., rappeur légendaire qui a perdu sa voix dans un grave accident de voiture, ce qui sert formidablement le film...

Benjamin Millepied : C'était l'idée de Nick (Nicholas Britell, ndlr) de l'inviter à être dans le film et c'était génial parce que c'est un personnage totalement surréaliste. Il a écrit la chanson Pelea, Nick a fait la musique. Ça donne un élément comme un oracle dans le film, une super belle présence que j'adore. J'ai eu beaucoup de chance qu'il puisse partager cette expérience avec nous.

Que représente l'opéra de Georges Bizet dans votre vie ?

Benjamin Millepied C'est une oeuvre qui m'a touché quand j'était petit, par sa violence. J'étais probablement trop petit pour la comprendre mais elle est restée avec moi. Cet amour passionnel, c'est quelque chose qui m'avait marqué. J'ai pensé à cette tragédie classique pour un premier film et j'avais le désir de la réinventer.

Ça peut faire peur de s'attaquer à une oeuvre qui a déjà été adaptée par Ernst Lubitsch ou Cecil B. DeMille pour un premier film ?

Benjamin Millepied : Au contraire ! Je pense qu'il y a tellement de versions différentes que finalement, je pouvais me sentir libre de l'adapter pleinement. Après, j'espère que le film va plaire au public.

Carmen
Aidan (Paul Mescal) - Carmen ©Pathé

Et vous n'hésitez pas à dévier de l'histoire d'origine. Ici, il n'y a par exemple pas de trahison dans le récit.

Benjamin Millepied : En fait, ce qui m'intéressait, c'était de la rendre humaine. Que Carmen ne soit pas juste un objet de désir qu'on veut posséder, et qu'on tue parce qu'elle exprime une liberté. Je voulais la rendre plus humaine, qu'elle ait une histoire qui la transforme et qui transforme aussi le personnage d'Aidan, que cette rencontre fasse qu'ils ne soient plus les mêmes.

Vos expériences sur Black Swan, Vox Lux ou le film d'animation Ballerina vous ont aidé pour votre passage à la réalisation ?

Benjamin Millepied : Toutes les expériences m'ont aidé, bien sûr. Mais rien ne m'a aidé davantage que de réaliser ce premier film. J'avais tout à apprendre. Ça a été fantastique et je veux en faire un autre. Il y a tous les jours des difficultés sur le tournage et c'est aussi ce que j'ai aimé, travailler dans la contrainte, être créatif dans la contrainte, aller à l'essentiel et trouver des solutions fortes. On doit tous les jours, tous les jours s'adapter, c'est non-stop !

Carmen
Carmen (Melissa Barrera) - Carmen ©Pathé

Mais j'ai pu écrire exactement ce que je voulais et on ne m'a pas freiné. Le film est osé. On m'a encouragé à faire la version la plus poétique du film, et c'est osé de laisser quelqu'un faire ça avec des budgets qui sont importants.

Votre carrière de chorégraphe vous a aussi aidé ?

Benjamin Millepied : Oui, parce qu'il faut dans les deux cas maîtriser l'espace, le temps, la narration, l'émotion, la lumière. C'est très similaire. Si on a un amour pour la photo, pour le mouvement, pour avoir le désir de contrôler l'oeil du spectateur, c'est extrêmement puissant.

Carmen est à découvrir au cinéma dès le 14 juin 2023.