Interview de Doris Dörrie, réalisatrice de Cherry Blossoms

Très inspirée de ses propres expériences et des films d’Ozu, Doris Dörrie signe avec Cherry Blossoms, une belle romance, profonde et orientée sur le deuil. Elle y évoque également son amour et sa relation avec le Japon et le Butoh. L’occasion pour nous de revenir avec elle sur ce processus d’écriture, sa collaboration avec de vrais danseurs de Butoh ou avec l’acteur Elmar Wepper. Et d’entamer quelques digressions sur l’état du cinéma allemand aujourd’hui.

Diriez-vous que Cherry Blossoms est un film sur l’amour ou sur la mort et le deuil, ou plus généralement sur la famille ?
Je crois que c’est plutôt un film sur la famille. Surtout sur la perte au sein de la famille. Du moment que vous avez des enfants, vous savez que vous ne serez plus jamais libre. Je parle en termes de sentiments. Vous aurez toujours peur. Peur de les perdre, peur de perdre votre mari ou votre femme. Peur de perdre votre famille tout simplement. Je crois que tous ces questionnements entre l’amour et la perte au sein de la famille sont très liés. Ce sont des choses qui me sont proches parce que je suis une mère, j’ai un enfant et des parents qui sont âgés. J’ai beaucoup appris de la vie avec la perte d’un proche (NDLR : Doris Dörrie a perdu son mari en 1996). Je suis dans une période charnière. Je suis une mère avec une fille qui habite encore chez moi et en même temps mes parents sont toujours là. Je regarde dans ces deux directions.

Vous avez dit avoir voulu filmer des moments éphémères de la vie. Votre film est davantage une quête de l’essentiel, une recherche de l’autre…
On parle de la même chose au bout du compte. Ce que l’on veut poursuivre et garder est parfois éphémère. On ne sait jamais quand est-ce qu’on est sur le point de perdre ce qui nous est cher. La question est alors de savoir si on connaît la personne avec qui l’on vit, parfois depuis longtemps. C’est ce que la fille que Rudi rencontre au Japon lui apprend, même après la mort de sa femme. Même si tous deux n’arrivent pas vraiment à parler de leurs relations, lui avec sa femme, elle avec sa mère, ils parlent le même langage car l’être cher les habite. À ce moment-là , plus rien ne compte pour lui à part l’instant présent qui l’habite de nouveau et le tient en vie. C’est ce que j’ai voulu montrer dans le film en posant ces questions : est-ce que l’on connaît mieux la personne aimée après plusieurs années de vie commune ? Est-ce que l’on communique vraiment avec elle ? Quand on parle d’amour, on parle de connections, on n’a pas besoin d’avoir le même âge, on n’a pas besoin d’autre chose que le moment présent. C’est ça l’essence de l’amour pour moi. Si vous perdez la perception de l’instant présent et de son intensité dans un couple, et c’est ce qui arrive à Rudi et Trudi, vous n’êtes plus vraiment ensemble, vous perdez tout. Si vous perdez cette sensation du moment présent, où vivez-vous ? Alors l’autre est dans vos rêves, dans vos pensées, dans vos jugements mais plus en vous. Je pense que c’est notre seule chance mais on ne le fait jamais (rires).

Quand avez-vous découvert le Japon ?
J’ai découvert le Japon en 1984. J’ai été invitée au Tokyo Film Festival. J’ai été merveilleusement bien accueillie, les gens ont pris grand soin de moi. Comme Yu le fait dans le film avec Rudi. Même si la communication était difficile parce que je ne parlais pas le japonais. Cela se passe ainsi à chaque fois que je vais dans ce pays.

Pour réaliser ce film vous avez travaillé avec un danseur de Butoh ?
Oui, c’est vrai. Comme dans le film, le Butoh est arrivé plus tard dans mon expérience avec le Japon. J’avais vu des documentaires à la télévision sur Kazuo Ohno, un célèbre danseur de Butoh qui a plus de cent ans maintenant. Alors j’ai cherché sur internet s’il y avait des cours de cette danse en Allemagne. Et j’ai vu que Tadashi Endo, qui est un fameux danseur de Butoh, travaillait en Allemagne. Alors on s’est rencontré, j’ai même participé à un stage. On est devenus amis et il apparaît dans le film. Le Butoh est vraiment fascinant parce qu’il est tout à la fois une danse du corps et de l’esprit, une danse des ténèbres, des ombres, qui crée une connexion avec l’au-delà.

Vous avez été très inspirée par les films d’Ozu pour réaliser le vôtre. Est-ce parce qu’il traite souvent de la famille lui aussi ?
Oui il m’a beaucoup inspirée. Pour un de ses plus célèbres films, Tokyo story, il a adapté l’histoire d’un film américain plus ancien. Il a pris l’histoire de ce film, Au crépuscule de la vie, sa structure de base et les a adaptées au Japon et à sa culture. Et c’est ce que j’ai voulu faire dans Cherry Blossoms en prenant la structure du début du film qui se déroule à l’Ouest et la transposant dans l’univers d’Ozu, à l’Est au Japon. Cela se fait par l’intermédiaire du voyage des personnages principaux. Et l’histoire devient alors complètement différente. C’est l’esprit d’Ozu je crois, et c’est ce qui est en arrière-plan du film. Ozu c’est tout simplement le Japon. Quand vous regardez un film japonais, vous pensez forcément à lui.

C’était une intention première d’introduire une dimension poétique ?
Vous appelez ça de la poésie... Je pense que c’est plutôt la perception du moment présent. C’est dans cette direction que j’ai voulu aller et tenter de découvrir des choses. C’est pourquoi j’ai souhaité travailler avec une équipe légère et plutôt réactive, quasiment sous la forme d’un documentaire. Je n’ai pas voulu travailler dans des studios parce que dans ces grosses structures vous réinventez la réalité. Moi je voulais capter tout le naturel de l’instant présent, puis réintroduire la fiction. Et c’est à ce moment je pense, que la poésie apparaît. C’est vrai que tout semble avoir été calculé et mesuré, les couleurs, etc.. Mais tout ce que montre l’image, je ne l’ai pas forcément voulu et pensé auparavant. J’ai essayé de rester ouverte en permanence à tout ce que la réalité avait à m’offrir ainsi qu’à l’histoire. Des choses parfois toutes bêtes comme des fleurs, un chapeau ou même un canard ! Si vous tentez d’introduire la réalité dans votre scénario, vous la forcez en quelque sorte. Je pense que la séquence où Rudi rencontre des jeunes japonais qui offrent des câlins gratuits exprime bien tout cela. C’est un moment très touchant pour lui parce qu’à ce moment-là plus personne ne le touche et ne lui accorde beaucoup d’attention.

Pouvez-vous nous présenter les acteurs avec qui vous avez travaillé ? Ils sont assez anonymes en France…
Hannelore Elsner, qui joue Trudi, est la Catherine Deneuve allemande. C’est une grande dame. Elmar Wepper, qui joue Rudi, est un célèbre acteur de télévision en Allemagne. Il tourne dans des téléfilms depuis 45 ans maintenant, tout le monde le connaît. Mais il n’avait jamais, jamais fait un seul film ! Ce fut donc son tout premier. Dans les festivals où le film a été bien accueilli ainsi que sa prestation, il s’est retrouvé devant des parterres avec parfois plus de cent personnes en train de l’applaudir. Il n’avait jamais connu ça auparavant.
Birgit Minichmayr, qui joue Karolin, est une comédienne de théâtre très célèbre à Vienne. Aya Irizuki est japonaise. Ce n’est pas une actrice, c’est une véritable danseuse de Butoh. J’ai essayé de caster des actrices pour jouer une danseuse de Butoh, mais je me suis rendu compte que l’inverse serait plus simple et bien mieux pour le film. Elle est donc totalement inconnue.

Comment s’est passée votre relation avec Elmar Wepper ? Vous avez dit avoir travaillé avec lui à l’écriture de son personnage. Comment s’est déroulé ce processus ?
J’ai eu une relation très particulière et intéressante avec lui. Nous n’avons quasiment jamais eu à nous parler pour nous comprendre. Je voulais créer un personnage robuste, avec les épaules larges, des longs vêtements, un chapeau. Je me suis beaucoup inspirée de Peter Lorre dans M. le maudit. Je voulais qu’il donne l’impression d’un roc. Un côté passé de mode également. Il s’est glissé dans ce costume parfaitement. Concernant le goût de Rudi pour la nourriture on n’a pas vraiment eu besoin d’en parler là non plus. Il adore manger et il adore la cuisine. Il anime même une émission de cuisine en Allemagne ! (rires). On était très proches. Tous les matins, sur le tournage, je le peignais. On a eu une communication très intime.

Cela n’a pas été difficile pour lui de passer au cinéma pour la première fois et si tard ?
Pas du tout. On s’est fait entièrement confiance mutuellement. Ce fut très inhabituel, presque abstrait, la façon dont nous avons travaillé ensemble. Quand on est arrivé à Tokyo pour le tournage, il était, comme Rudi dans le film, complètement perdu. Il ne savait pas où il était, où il fallait aller. Alors je le prenais par la main et je lui disais : "Allez Elmar, viens avec moi, on va prendre le métro et je te ramènerai. Tu ne vas pas te perdre." Mais au-delà de ça, pour son jeu, il n’a eu aucun problème. Il a joué avec le plus grand naturel.

Pour terminer, partagez-vous l’idée que le cinéma allemand se porte bien en ce moment avec des films comme le vôtre ou De l'autre côté de Fatih Akin l’an dernier ou encore La vie des autres en 2006 ?
Oui c’est vrai, il se porte bien. Le cinéma allemand produit actuellement quantité de films mais c’est très dur de les distribuer dans les cinémas et ils n’ont pas beaucoup de visibilité. Nos écrans de cinéma sont occupés par The dark knight, le chevalier noir et les autres gros films américains. Donc c’est difficile de voir tous ces films qui sont souvent très intéressants. Le problème est qu’il y a beaucoup de films qui sortent. Vous comme moi, on doit faire un choix parce qu’on ne peut pas tout voir. Et si on n’a pas d’information ou connaissance des « petits » films, il y a très peu de chance qu’on aille les voir. Le choix des films que l’on va voir dépend beaucoup de l’information. Et vous, en tant que journaliste, avez une grande responsabilité parce que vous allez me fournir les informations dont j’ai besoin. Et si vous ne faites pas le choix de parler de ces petits films, j’irais voir The dark knight, le chevalier noir parce que pour ce genre de films je serai bombardée d’informations sans faire d’effort. Même les gens qui n’ont pas vu The dark knight le connaissent et savent à quoi il ressemble. Je sais aussi que les journalistes ne font pas toujours ce qu’ils veulent. Ils ont des contraintes de temps, de place et de pressions. Mais nous sommes devenus des consommateurs, même en matière de culture. On a besoin d’informations que les journalistes ne fournissent pas toujours. Il faut que vous sachiez toute l’importance que tient le journaliste. Vous êtes le lien entre le produit et le consommateur. Je suis à Paris depuis peu et je suis vraiment énervée de passer devant les cinémas et de ne connaître quasiment aucun film à l’affiche en dehors des grosses productions. Les films français du moment ne sont pas sortis en Allemagne. Ça me choque même.

C’est un combat !
Oui c’est un vrai combat…!

Propos recueillis par Bertrand Enjalbal (Paris, 3 septembre 2008)