"Léa Seydoux est un mystère, et ce mystère est très beau" : Bertrand Bonello nous raconte "La Bête"

"Léa Seydoux est un mystère, et ce mystère est très beau" : Bertrand Bonello nous raconte "La Bête"

Son dixième long-métrage de fiction, "La Bête", est un mélodrame à l'intensité folle et à l'esthétique renversante, sublimé par une performance magistrale de Léa Seydoux. On a rencontré Bertrand Bonello pour qu'il nous parle notamment de l'idée profonde de son film, de sa méthode de travail et de sa collaboration avec Léa Seydoux.

La Bête, monstre de cinéma

Trois époques différentes, une histoire d'amour et de peur, un futur aussi proche qu'effrayant et une actrice en feu... Avec La Bête, deux ans après Coma, Bertrand Bonello livre une oeuvre terriblement ambitieuse, presque un film-somme où il porte ses thématiques de prédilection et son esthétique à des hauteurs inédites.

Pourquoi l'intelligence artificielle l'inquiète ? Comment envisage-t-il l'esthétique d'un film de cinéma aujourd'hui ? Comment s'est-il saisi du "mystère" Léa Seydoux ? Rencontre avec un cinéaste dont la différence et la radicalité ont force d'universalité.

Rencontre

Quel a été le point de départ de La Bête ?

Bertrand Bonello : Je voulais faire un mélodrame, et un mélodrame qui embrasserait beaucoup de choses. Cette idée de mélodrame m'a amené à la nouvelle d'Henry James, que je connaissais depuis longtemps (La Bête dans la jungle, ndlr). Cette nouvelle m'a amené au fait que le film serait traversé par deux sentiments : l'amour et la peur. De là, j'ai poussé les curseurs à fond sur ces deux sentiments, en les développant sur trois périodes et en y incluant des choses personnelles et universelles, comme les peurs de l'époque, celles du futur. Ce qui m'a amené à l'intelligence artificielle.

La Bête
La Bête ©Ad Vitam

Pendant longtemps, l'humain a été maître de l'outil. Aujourd'hui, l'outil devient plus fort que l'humain. C'est un renversement et c'est pourquoi on parle des "dangers" de l'intelligence artificielle. Des dangers éthiques, moraux, politiques...

Je ne me rendais pas compte, en écrivant le film, que l'année où il serait montré serait l'année où l'IA serait au coeur de tous ces débats.

Et aussi un danger pour les affects, les sentiments ?

Bertrand Bonello : Les affects sont malmenés, ils sont au mauvais endroit... On a développé des affects comme le narcissisme, des affects qui sont pour moi parmi les maux du siècle. On nous vend une ultra-connexion, je n'ai jamais vu autant de solitude. On nous vend énormément de possibles, je n'ai jamais vu autant de gens malheureux.

Il y a ce paradoxe entre ce qu'on nous vend et ce qu'on vit. Dans cette infinité de possibles, on ne sait plus déterminer quels sont nos vrais désirs, on n'y a plus accès. Et il y a quelque chose que j'aime bien dans le film, dont je me suis rendu compte après coup, c'est la poupée Kelly, qui démarre le film en tant qu'androïde et le finit en ayant du désir et en rêvant pour la première fois. Tout ce dont l'humanité, en 2044, est privé.

La Bête est une grande expérience de cinéma, parce qu'il est avant tout une expérience esthétique puissante, avec une "plasticité" unique. Comment obtenez-vous ce résultat ?

Bertrand Bonello : Je suis convaincu qu'on ne doit pas écrire un scénario, mais qu'on doit écrire un film. Donc dès l'écriture, j'inclus tout, la musique par exemple, que je fais au même moment. J'ai mon ordinateur pour le scénario, mon studio de musique à côté, mon carnet pour la mise en scène, des moodboards pour les images, tout ça dès l'écriture. Ça ne doit former qu'un tout. Je pense tout ça comme un ensemble.

Mais je ressens aujourd'hui que la dimension esthétique d'un film, et il ne s'agit pas de "belles" images, déserte de plus en plus le cinéma. Je le dis en tant que spectateur, et heureusement il reste quelques cinéastes qui sont obsédés par l'esthétique.

Plus largement, passer par la forme disparaît aussi, comme si la forme et l'esthétique faisaient peur. Alors que s'il y a une histoire du cinéma, et qu'on aime cette histoire, c'est bien parce qu'il y avait des propositions esthétiques, des propositions formelles. Sinon, quel est l'intérêt ?

La Bête
La Bête ©Ad Vitam

Votre film raconte l'histoire de Gabrielle, un personnage confié à Léa Seydoux. Et plus le film avance, avec ses différentes temporalités, plus elle devient le film...

Bertrand Bonello : Au début, quasiment toutes les scènes sont à deux, il y a une soirée, un opéra... Puis en 2014, il y a quelques interactions avec un voisin et une vague copine, mais elle est globalement seule face à son ordinateur. Et en 2044, il n'y a plus d'interactions avec rien, et sa copine n'est plus qu'une voix qui semble tomber du ciel. C'est un trajet vers l'isolement pour le personnage, et ce n'était pas simple pour Léa. Jouer devant un ordinateur, ce n'est jamais évident.

Mais Léa permet ça. Il y a sa voix, son corps... Sa cinégénie, ce n'est pas seulement être jolie. C'est plus mystérieux que ça. Et même moi, qui la connais très bien, depuis longtemps, je ne sais pas comment ça marche. Mais c'est ce qui est très beau, et je n'ai pas envie de savoir comment ça marche.

Je vois quel est son mode de travail, mais pourquoi, en la filmant sous toutes les coutures pendant 2h25, il y a toujours quelque chose qui résiste ? On ne sait jamais ce qu'elle pense. Même en plaçant la caméra, elle est toujours plus que forte que la caméra. Ce n'est pas une star pour rien ! Elle est un mystère, et ce mystère est très beau.

Comment avez-vous travaillé avec ce duo Gabrielle/Léa Seydoux - Louis/George MacKay ?

Bertrand Bonello : Je ne pouvais avoir plus opposés que Léa et George. George est quelqu'un qui a besoin, pour travailler, de beaucoup de préparation en amont, de beaucoup de compréhension. On a eu de longs échanges, des mails très longs, où il me demandait la signification de chaque réplique. Il a besoin de tout comprendre, et il arrive extrêmement prêt. C'est une méthode très anglo-saxonne. Léa, au contraire, je pense que préparer les scènes lui fait peur. Elle arrive assez vierge, sans trop savoir quelle est la scène, et découvre en faisant. C'est sa manière de vivre la chose, elle s'y abandonne pour qu'il y ait un surgissement.

Point effets spéciaux : vous utilisez pour "sortir" des expériences d'incarnations de Gabrielle un effet de freeze et de fonte de l'image, effet qui peut sembler daté et qui tranche avec la direction artistique du film. Pourquoi ?

Bertrand Bonello : J'avais envie de montrer un déraillement de la machine. Et mon idée, l'image à laquelle j'ai d'abord pensée, c'est quand ma freebox déconne ! Cette espèce de mosaïque, les couleurs qui s'altèrent... Je voulais cette image qui s'arrête et qui s'abîme, pour montrer ce déraillement de la machine.

Mais c'est extrêmement précis et préparé, comme tout le reste. Il y a un énorme travail en amont avec la cheffe déco et la cheffe opératrice. Quand j'arrive sur le tournage, j'ai 60 pages de notes... Comme je suis un grand inquiet et un gros laborieux, je travaille beaucoup. Je suis plus George MacKay que Léa Seydoux !

La Bête
La Bête ©Ad Vitam

Mais alors, pour revenir à votre actrice, comment accordez-vous vos méthodes ?

On se connaît très bien, et je pense qu'elle est en confiance avec moi. Cette confiance fait qu'elle accepte de s'abandonner, même dans des choses qu'elle n'a pas forcément envie de faire. Elle se dit, "s'il le veut, c'est que ça doit être bon pour le film".

Que ce soit dans leurs thématiques, dans leurs personnages ou dans leur esthétique, difficile de ne pas voir dans vos films une ligne "révolutionnaire", ou au moins une différence de fond...

Bertrand Bonello : Ce serait donner beaucoup d'importance au cinéma, et j'aimerais bien. Mais malheureusement... Il est vrai cependant toujours eu des personnages qui refusent de suivre l'air du temps, la tendance, qui préfèrent la marge au centre. La marginalité m'a toujours plus intéressé.

Après, est-ce que le cinéma a un pouvoir de conscience ? Il l'a eu. Quand arrive la Nouvelle Vague, il y a toute une jeunesse qui se met à penser différemment. Aujourd'hui, le cinéma a-t-il encore ce pouvoir ? J'ai la sensation qu'on est tellement noyés par des images, tout le temps. Avant, le cinéma, c'était des images uniques. Maintenant il y a des images tout le temps...

Ce qui pose encore plus intensément cette question de l'esthétique : comme on est noyés par ces images, qu'est-ce qu'une image de cinéma ? Comment on fait, lorsqu'on fait un film, pour qu'une image de cinéma ne soit pas simplement une image de plus ? Pour qu'elle soit à part ? Il y a la mise en scène, mais ça ne suffit pas. Ce sont des questions sur les différents régimes d'images qui m'intéressent.

Pensez-vous que La Bête est, peut-être, votre film le plus abouti ?

Je ne sais pas si "abouti" est le mot, mais c'est en tout cas le plus ambitieux. Et probablement celui dont je suis le plus fier. Le film a connu tellement de problèmes, qu'on est d'autant plus fiers qu'au bout il puisse exister. J'ai tout eu. La mort de l'acteur principal quelques semaines avant le tournage, plusieurs reports avec le Covid. Le film a été très dur à financer, j'ai passé quatre fois l'avance sur recettes sans l'obtenir...

Et je crois aussi que, à un endroit, La Bête m'a dépassé, parce qu'il raconte plus de choses que ce que je pensais. Je le vois aussi dans les retours des spectateurs et ceux des journalistes... Alors oui, et ce n'est pas une formule promotionnelle : c'est le film dont je suis le plus fier.