Quitter la nuit : Delphine Girard nous raconte son formidable "après-thriller"

Quitter la nuit : Delphine Girard nous raconte son formidable "après-thriller"

Plutôt que d'adapter son thriller au format court, "Une soeur", en long, Delphine Girard a décidé d'en faire la suite avec "Quitter la nuit", et d'explorer ce qui suit pour les trois mêmes personnages, au lendemain de cette nuit de violence et d'angoisse. On l'a rencontrée pour qu'elle nous ouvre les coulisses de son premier et très réussi long-métrage.

Quitter la nuit, vers un autre lendemain

Après son court-métrage Une soeur, multi-récompensé et nommé à l'Oscar 2020 du Meilleur court-métrage de fiction, la réalisatrice belge Delphine Gérard a réalisé son premier long-métrage, Quitter la nuit, qui en est la continuation. L'histoire d'Une soeur était celle, terrifiante, d'une jeune femme agressée sexuellement qui, dans la voiture de son agresseur, appelle la police sous couvert d'appeler sa soeur. 16mn d'une tension irrespirable, brillamment écrite et mise en scène.

4 ans plus tard, Delphine Girard a ainsi décidé, avec ses trois mêmes personnages, de quitter cette nuit, ensemble, en explorant l'après, montrer le lendemain avec ses procédures judiciaires, ses mots à poser sur ce qui vient d'arriver, cette conscience à gagner pour la victime, l'agresseur, et la policière qui a répondu à l'appel.

Quitter la nuit est brillant, et pour un premier long-métrage témoigne d'une maturité et d'un savoir-faire cinématographique remarquables. Mais il profite aussi d'un regard différent, encore neuf, qui décale sa vue vers l'agresseur. D'une manière proche de celle de Xavier Legrand (Jusqu'à la garde, Le Successeur), et si le film offre le même traitement aux points de vue des trois personnages, c'est en effet sur l'agresseur que l'intérêt est porté, que la résolution est suggérée.

En effet, en d'autres termes, Quitter la nuit ne joue pas le jeu facile et mesquin du voyeurisme victimaire, où on exige de la victime qu'elle porte l'effort, tienne sa plainte, s'explique, justifie et démontre seule ce qui lui est arrivé. Ici, c'est à l'agresseur de s'expliquer, c'est à lui qu'on demande de "savoir", de dire "pourquoi" c'est arrivé. Plus que la fraîcheur de ce discours, c'est surtout sa nécessité qui ressort du film, celle qu'il appartient au responsable et au coupable de la faute d'en faire le juste récit.

Rencontre avec Delphine Girard

Comment en êtes-vous venue à ce long-métrage Quitter la nuit ? A-t-il été rapidement conçu après Une soeur ?

Delphine Girard : Ce n'était pas prévu, et ça n'a pas été immédiat. Ça a été progressif. Quand nous avons présenté le court-métrage, Une soeur, je sentais que pour moi quelque chose n'avait pas été complètement clôturé. Les personnages restaient beaucoup avec moi, et j'observais chez les spectateurs comment son aspect spectaculaire agissait. Je crois que je suis intéressée par l'après-coup, par la question "qu'est-ce qu'on fait après ça ?". J'ai senti que, surtout, ma curiosité prenait le dessus, avec l'envie d'explorer. Alors j'ai commencé à me documenter sur le système judiciaire. Qu'est-ce qu'on leur proposerait, à ces trois personnages ?

Anna (Veerle Baetens) - Quitter la nuit
Anna (Veerle Baetens) - Quitter la nuit ©Haut et Court

Delphine Girard : Le court-métrage était basé sur un fait divers qui avait eu lieu aux États-Unis. J'avais lu les articles sur le procès de ce fait divers, et la jeune femme qui avait passé cet appel depuis la voiture ne s'était pas rendue au procès. Je m'étais donc demandée pourquoi elle avait eu le courage de passer cet appel, et après de n'avoir plus porté sa voix. Que s'était-il passé entre ces deux moments ?

L'ouverture de Quitter la nuit, son premier quart d'heure, est votre court-métrage. Ce n'est pas commun.

Delphine Girard : C'était le pari, un peu bizarre, que j'ai fait. Me dire, dès l'écriture, que ce serait le début. C'est aussi lié à ce que j'avais observé pendant les projections du court-métrage. Une émotion liée à la tension, et je voulais faire quelque chose de cette émotion. Y donner suite. On a simplement retourné les séquences dans le call center, celles dans la voiture sont celles du court-métrage. Mais ce sont exactement les mêmes plans, c'était surtout une question de décors et de costumes.

Ce qui m'a guidée, c'était l'envie qu'on suive ce que vivent les personnages. Dans la vie, il arrive qu'on vive une nuit qui ressemble à un thriller et puis, le lendemain, c'est un quotidien d'un autre genre. Mais qui est contaminé par la nuit passée.

Ça prend la forme d'un drame, sous-tendu par la question de la résolution de ce que le thriller a amené. Je ne voulais pas rester sur la tension de cette nuit, mais revenir à la banalité du quotidien qui vient clasher avec ce qui est arrivé. Je voulais voir les coulisses de ces procédures. Comment on va chercher son enfant dans une situation comme ça, comment on retourne au travail, comment on en parle à sa mère...

Le casting principal est le même que celui du. court-métrage. Comment avez-vous travaillé avec ces trois comédiens cet "après" ?

Delphine Girard : J'ai travaillé différemment avec les trois comédiens. Avec Selma Alaoui, qui joue Aly, on a beaucoup travaillé sur l'émotion retenue. Je ne voulais pas qu'elle lâche. Je lui disais, "l'émotion est dessous, mais tu la ravales, tu ne veux pas que ça vienne". Il fallait cependant qu'on sache quelle était cette émotion. Donc comment travailler ces états où elle refuse d'être dans un cliché de victime. Elle ne veut pas être aliénée par ce que la procédure judiciaire demande.

Pour le personnage de Dari, incarné par Guillaume Duhesme, on a travaillé sur la confusion. Ce qui m'intéressait pour ce personnage, c'est à quel point il a conscience de ce qu'il a fait, ou pas fait, qu'est-ce qui lui faudrait pour lever le voile ?

Chaque fois qu'on travaillait ça avec Guillaume, on voyait cette zone d'ombre autour de lui, ce fait de vouloir se raconter autre chose que ce qui avait eu lieu. C'était donc un travail sur la confusion, le mensonge, et la capacité des humains à se raconter un autre récit quand celui qui les concerne les confronte trop.

Pour Anna (Veerle Baetens), c'était l'idée qu'elle était attirée sans vraiment comprendre, avec une force invisible qui la pousse à faire partie de cette histoire. C'est une femme très en contrôle mais c'est un masque, en dessous elle est très fragile. Donc comment montrer ça, par de petits signes.

On suit vos trois personnages avec une égalité de vues, mais on comprend cependant que si un personnage surtout doit oeuvrer à la résolution, c'est Dari.

Delphine Girard : Pour chacun, il s'agissait de montrer le chemin à faire, au fur et à mesure de l'histoire. Le personnage d'Aly se sent quand même coupable, et Dari non. Il y a une inversion de culpabilité, ce qui arrive très souvent dans ces histoires. C'était intéressant, pour Dari, de trouver ce qui le ferait se remettre en question. Peut-être qu'à la fin, il amorce un geste dans ce sens-là, mais ce n'est pas encore assez, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Mais je ne savais pas, avant d'arriver à ces séquences de fin, quels en seraient les dialogues. À force de réflexion, pour moi, c'était le seul endroit où on pouvait arriver. Et je crois qu'on bloque tous à cet endroit-là.

Dans Quitter la nuit, ce n'est pas une histoire de désir mal géré, pas du tout, c'est plutôt "mettre l'autre plus bas que ce que je me sens à ce moment-là". C'est, "je ne suis pas là où je veux, je pensais que ce serait un truc lumineux et ça l'est pas, j'ai pas envie que tu te sentes bien et pas moi, pas envie que tu rigoles quand moi je rigole pas." Cette question de la frustration, et la gestion de cette émotion, c'est là où je vois des choses, des espaces à gagner.

C'est cette nuit-là qu'il faut quitter ?

Delphine Girard : Je trouvais ça beau pour les trois personnages, ce titre. Plus globalement, je pense aussi qu'on est tous dans une très longue nuit, et qu'on a envie que l'aube arrive. Passer à ce qu'on va faire, ensemble. J'avais envie de passer au matin. Il y a cette idée de "quitter la nuit" tous ensemble, et réfléchir à ce qu'on fait comme société, à ce qu'on reconstruit.

J'ai des espoirs par moments et puis j'entends des choses qui... Ce que je trouve triste, c'est constater qu'on n'est pas encore tous d'accord sur l'intérêt à passer à autre chose. Cette violence-là, si on n'est pas tous d'accord sur l'intérêt à la dépasser, qu'on a tous à y gagner, c'est compliqué. J'ai l'impression, peut-être plus en Europe, qu'on garde des réactions de surprise. "Ah bon ?", "Ah oui ?"... Comme avec Judith Godrèche, c'est comme si on repartait constamment de zéro.