Richard Jenkins (The Humans) : "J'ai toujours voulu être dans un film comme Frangins malgré eux"

Rencontre avec l'acteur de "La Forme de l'eau" et "The Humans"

Richard Jenkins (The Humans) : "J'ai toujours voulu être dans un film comme Frangins malgré eux"

À l'affiche du bouleversant drame familial "The Humans", premier long-métrage très réussi de Stephen Karam, l'acteur Richard Jenkins incarne le père d'une famille en proie à des peurs intimes et suspendue à la révélation d'un lourd secret. Aussi à l'aise dans le drame que dans la comédie, dans des thrillers réalistes comme dans des fables fantastiques, nous avons pu le rencontrer pour parler de son cinéma, de "The Humans" à "Frangins malgré eux".

Richard Jenkins, un portrait de cinéma

Richard Dale Jenkins, né le 4 mai 1947 dans l'Illinois, fait partie de ses acteurs dont on ne retient pas toujours le nom, et dont les traits ont quelque chose de commun et de familier. Considéré aujourd'hui par ses pairs comme un des meilleurs acteurs de composition de sa génération, il a connu une carrière et un succès cinématographiques tardifs. D'abord acteur-résident au Trinity Repertory Company, théâtre de la ville de Providence dans l'état de Rhode Island, il fait ses débuts à la télévision en 1974, dans deux épisodes de la série Great Performances, avant de faire ses premiers pas au cinéma en 1985 dans Silverado de Lawrence Kasdan.

Depuis, patiemment, il se montre avec un succès croissant auprès de grands cinéastes comme Woody Allen, George Miller, Kathryn Bigelow, Mike Nichols, Clint Eastwood... Une liste très loin d'être exhaustive.

Jack Reacher
Jack Reacher ©Paramount Pictures

2007 est l'année de son accession au plus haut niveau, où il crève l'écran dans The Visitor de Tom McCarthy qui lui vaut entre autres distinctions une nomination à l'Oscar du Meilleur acteur. Depuis cette année-pivot, on a pu le voir notamment dans les comédies Frangins malgré eux et Burn After Reading, dans des thrillers d'action comme Jack Reacher et White House Down. En 2017, il est nommé à l'Oscar du Meilleur acteur dans un second rôle dans La Forme de l'eau de Guillermo del Toro, réalisateur qu'il retrouve en 2021 pour Nightmare Alley. Cette même année où il s'illustre dans le très beau The Humans de Stephen Karam, dans le rôle déchirant d'un père de famille qui a tout perdu.

C'est à l'occasion de la sortie en France sur MUBI de ce film, The Humans, que nous avons pu nous entretenir avec lui. Il a été question de son personnage et de sa performance, de son métier d'acteur, du moment où il a compris comment vraiment jouer et offrir de l'émotion, et aussi de son expérience sur Frangins malgré eux... Une rencontre avec un acteur aussi passionné que passionnant.

The Humans, un moment de grâce

Dans The Humans, Erik (Richard Jenkins) et Deirdre Blake (Jayne Houdyshell) se rendent pour Thanksgiving à New York, chez leur fille Brigid (Beanie Feldstein). Elle est mariée à Richard (Steven Yeun), qui tempère tant bien que mal son terrible manque de confiance en elle. Ensemble, ils viennent d'acheter dans Chinatown un appartement grand mais exigu, proche du délabrement, où s'entendent des bruits étranges et où l'humidité dessine des tâches inquiétantes.

Leur fille aînée Aimee (Amy Schumer) est aussi là, au lendemain d'une double rupture professionnelle et amoureuse, et inquiétée par une maladie qui lui ronge le ventre. Et puis il y a la mère d'Erik, Momo (June Squibb), qui n'a plus toute sa tête et dont la fin est sans doute proche.

The Humans
The Humans ©A24 Films

Dans cet appartement, représentation physique des impasses mentales de chacun, ils vont essayer de se parler, de se faire comprendre des choses dures mais sous couvert de banalités. Et Erik, le père interprété par Richard Jenkins, terrassé par une terrible erreur qu'il voudrait garder secrète - tout en sachant que c'est impossible - meuble le temps, comme s'il pouvait y trouver une issue... La pièce de théâtre The Humans a ravi les spectateurs de Broadway, si bien que son auteur Stephen Karam en a fait un long-métrage, son premier, lui aussi célébré par le public américain et la critique, qui l'a jugé comme un des meilleurs films sortis en 2021.

Richard Jenkins : La première fois que j’ai entendu parler de "The Humans", c’était lorsque la pièce se jouait à Broadway. Tous mes amis me disaient et me répétaient « il faut que tu voies "The Humans" ». Malheureusement je n’ai pas pu voir la pièce, pour des questions de planning. Quand j’ai reçu la proposition pour le film, ma formidable agente Rhonda Price m’a appelé et m’a dit : « Ils veulent que tu fasses "The Humans", et tu vas le faire ». J’ai répondu : « Laisse-moi au moins le temps de lire le scénario ! », et elle a enchaîné : « Non, tu vas le faire de toutes façons. » (rires).

Je l’ai quand même lu, et j’ai dit oui au bout de seulement dix pages. J’ai pensé que c’était absolument brillant. Stephen est venu chez moi, on a déjeuné ensemble, et on a parlé de The Humans, de la vie aussi, d’amis que nous avons en commun, et je l’ai beaucoup apprécié.

The Humans
The Humans ©A24 Films

Une première rencontre qui séduit l'acteur, mais celui-ci émet une première réserve. Très expérimenté et ayant depuis suffisamment longtemps trouvé sa méthode, et par ailleurs en position de refuser un rôle s'il juge que ce ne sera pas satisfaisant, Richard Jenkins est attentif au tour que prend sa relation avec celui qui serait son metteur en scène.

Richard Jenkins : J’étais un peu méfiant cependant parce que, comme il est l’auteur du texte, je craignais qu’il soit très protecteur, très strict sur l’approche de son texte. Et il l’était, il fallait lire les mots qui étaient écrits, et c’est d'ailleurs ce pour quoi je suis payé. Mais il m’a dit : « Ce que tu fais avec ces mots t’appartient. » Il ne forçait à rien. Il ne disait pas : « Voici que ce j’ai voulu dire ». Il me demandait : « Pourquoi tu l’as joué de cette manière ? » Alors je développais, et il répondait : « Ok. » Il nous a tous permis de trouver notre chemin dans cette création et… c’est incroyablement généreux. C’est un auteur en confiance, quelqu’un qui n’est pas effrayé par le fait qu’on interprète à sa manière ses mots.

Avant même de rentrer dans le détail de son personnage dans The Humans, l'acteur présent dans Le Royaume et dans Jack Reacher tient à souligner la nécessité du plaisir et de la confiance pour faire un film. Une configuration et une ambiance qui, on le devine, est pour lui une condition sine qua non à une production de qualité.

Richard Jenkins : Ce fut un moment gracieux. On a répété pendant deux semaines, on s’est tous liés d’amitié immédiatement. On passait toutes nos journées dans cet appartement, qui était un décor et non un véritable appartement, on petit-déjeunait et on déjeunait ensemble, et on a fait ce film. C’était vraiment une très belle séquence de travail, on a toujours un groupe WhatsApp ensemble, on se parle encore. Je viens de voir Beanie Feldstein dans "Funny Girl" à Broadway, je vais aller voir Jayne Houdyshell dans "The Music Man"… Je crois que faire des films devrait toujours être comme ça. Une joie."

Il y a beaucoup de rôles, de productions, qui au final ne sont pas agréables, épanouissants à faire. "The Humans" n’est pas de cette catégorie. Faire un film devrait toujours être un moment joyeux.

De la joie et de la grâce donc, ce qui, pour Richard Jenkins, n'a rien de contradictoire avec la noirceur et le pessimisme au coeur de l'intrigue de The Humans. Dans le rôle d'un homme qui vient littéralement de détruire l'ouvrage de toute une vie, il n'a justement pas voulu se jeter dans un portrait trop sombre.

Richard Jenkins : Pour mon personnage, j’essayais justement de ne pas être trop sombre. Simplement essayer de… Vous arrivez à ce dîner de Thanksgiving, vous avez perdu votre retraite, vous avez trahi votre femme, et il faut le dire à vos enfants. Il n’y a pas plus à dire ! Donc essayer de dissimuler ces choses, de les repousser, de parler d’autre chose, de faire parler les autres : « Que fais-tu dans la vie ? Comment ça va ? ». On s’intéresse aux autres, mais son propre sort revient toujours.

The Humans
The Humans ©A24 Films

C’est là le génie de l’écriture de "The Humans", faire croire qu’on parle d’autre chose, mais sans y parvenir. Erik ne s’en rend même pas compte. Lorsqu’il fait ce discours sur ce qu’on a dans la vie, en évoquant une généralité, il essaye de se convaincre lui-même. Tout ce qu’il a fait est de sa faute, ce qu’il s’est fait à lui-même et ce qu’il a fait à sa famille, il sait que c’est de sa faute. C’est ce que j’aime dans ce personnage.

Il a cette très belle phrase : « Tu sais, ce qui est étrange, c’est de continuer à se rater. ». Il est là, à presque 70 ans, et il fait cette chose si bête, si stupide, et sa vie est ruinée. Voilà qui est très « humain », n’est-ce pas ? (Rires). Je l’ai compris ce personnage, j’ai compris sa solitude, j’ai compris son sentiment quand il se rend compte qu’il ne peut plus aider ses filles, qu’il ne peut plus les soutenir financièrement. J’ai des enfants et des petits-enfants, et c’est une peur fondamentale : est-ce que je peux les aider ? Émotionnellement, financièrement, est-ce que je peux être là ?

Je comprends Erik, et je suis très reconnaissant à Stephen Karam de m’avoir permis d’être cet homme-là. Stephen Karam est quelqu’un d’extraordinaire, et de magnifique. Écrire ces dialogues qui sont des banalités quotidiennes et en même temps de l’art véritable, sans prétention, sans outrance, c’est formidable.

Comment Richard Jenkins, qui brille aussi bien dans la comédie, le drame, le thriller d'action et le fantastique, et obtenu les faveurs récurrentes de grands cinéastes, envisage-t-il sa méthode ? À ceux qui se demanderaient comment on obtient un rôle, comment on devient un personnage, il a peut-être une réponse.

Richard Jenkins : Au cinéma, et je crois comme dans la vie en général, les gens ne savent pas ce qu’ils veulent tant qu’ils ne l’ont pas devant les yeux. Les directeurs de casting font croire qu’ils le savent, mais en réalité ils ne le savent pas. Ils essayent d’orienter, d’aider : "il est en colère, mais parfois il est heureux…" Ça ne veut rien dire… On doit apporter ce que on a en soi, chacun, profondément, à offrir. Parce que c’est tout ce qu’on a, et rien d’autre. Il faut trouver ce qu’on a, en soi, à apporter au rôle. Et s’ils n’aiment pas, eh bien ok, très bien.

Mais essayer de rentrer dans un moule, dans quelque chose qui ne vient pas de vous, je pense que c’est vite désastreux. C’est ce qui m’est arrivé, pendant de très longues années. J’essayais de bien faire les choses, d’être obéissant. Le réalisateur me disait : "Tu fais ci, tu fais ça, et puis ça…", et je disais "ok." On peut agir comme ça, mais la plupart du temps ça ne fonctionne pas, parce que ça n’a aucune authenticité. C’est mon avis.

Richard Jenkins ne cache pas qu'il a fait fausse route pendant longtemps. Et que sa maturité professionnelle est arrivée au moment où, paradoxalement pour un comédien, il n'a plus cherché à être un autre que lui-même.

Richard JenkinsJe dirais que "Flirter avec les embrouilles" (film de David O. Russell sorti en 1996, ndlr) a été le film du déclic. Celui où vraiment j’ai laissé tomber les attentes des autres, les idées pré-conçues que je pouvais avoir, les idées sur qui j’étais. On a toujours certaines idées, mais la clé est de ne pas les laisser prendre le pas, de ne pas prendre le dessus sur, tout simplement : être là, être soi et être à ce qu’on fait. Il faut essayer de vivre sa vie à l’écran. Et ce n’est pas essayer de prouver qui on est, de le crier, de le faire comprendre à tout prix au public.

J’ai appris ça auprès d’Harold Guskin (célèbre coach d'acting américain, ndlr), quand j’avais 22 ans. Mais je n’y arrivais pas. Je le savais, je le comprenais, mais je n’arrivais pas à l’appliquer. Et un jour je me suis rendu compte que ce que je faisais ne fonctionnait pas, alors j’y suis revenu. Et, pour le meilleur et pour le pire, c’est maintenant ce que je fais depuis à peu près 40 ans.

Un savoir qu'il a donc finalement transformé en savoir-faire, et qui lui a permis de trouver des rôles mémorables dans des films à succès, et peu importe le temps de ces rôles à l'écran. Alors, quand on l'interroge sur Frangins malgré eux d'Adam McKay, c'est d'une voix enjouée qu'il se remémore une expérience unique, et qui revient à ce qui définit selon lui un film réussi : la joie de le faire.

Richard Jenkins : C’était tellement drôle, et tellement joyeux. On se disait même que ça l’était trop ! C’était d’une créativité folle, et avec Adam McKay, on ne fait jamais d’erreur. Tout ce qu’on pouvait faire, ce n’était jamais raté. Et ça, c’est une telle libération pour un acteur ! Tout n’était que rires, confiance et amour sur le plateau. Mary Steenburgen et moi ne sommes pas des humoristes, mais ça n’a jamais été un problème. Parce que, par exemple, Will Ferrell fait tout pour que son partenaire de jeu soit meilleur que lui. C’est son grand objectif. Il est tellement altruiste. Et John C. Reilly est un acteur tellement, tellement doué… C’était génial.

Frangins malgré eux
Frangins malgré eux ©Sony Pictures

Mieux encore, Richard Jenkins passe de lui-même de Frangins malgré eux à La Forme de l'eau, sans doute son plus grand succès critique à ce jour avec The Visitor. Entre les deux films, l'acteur tire un trait d'union perspicace et touchant qui évoque l'enfance et la passion du cinéma.

Richard Jenkins : Ce que je retiens aussi de "Frangins malgré eux", c’est qu’il a eu du succès dès sa sortie. Mais depuis, il est devenu de plus en plus populaire, tellement de gens l’ont vu et d'autres le découvrent encore. Les gens m’arrêtent dans la rue pour me dire combien ils aiment ce film. Et maintenant le Catalina Wine Mixer existe vraiment en Caroline du Nord ! Je n’en revenais pas. C’est fou !

J’ai toujours voulu être dans un film comme ça. De la même manière que j’ai toujours voulu être dans un film qui gagnerait l’Oscar du meilleur film. Regardez ça : "La Forme de l’eau", treize nominations aux Oscars ! J’ai le souvenir précis de ma sensation quand la publicité passait à la télé… Comme quand j’étais tout jeune et que je découvrais "Les Dix commandements" et ses sept nominations, je me disais « Mon dieu, comment est-ce qu’on fait ça ? ». Je voulais participer à ce genre de films, comme je voulais être dans un film comme "Frangins malgré eux", des films qui vivent dans l’esprit du public bien plus longtemps qu’on ne l’aurait jamais imaginé.

The Humans de Stephen Karam est à découvrir sur la plateforme MUBI.

 

Propos recueillis et traduits par Marc-Aurèle Garreau le 12 août 2022.