Robin Campillo (L'Île rouge) : "C'est un rendez-vous avec la vérité"

Robin Campillo (L'Île rouge) : "C'est un rendez-vous avec la vérité"

Six ans après "120 Battements par minute", Robin Campillo est de retour avec le très beau "L'Île rouge", un récit d'enfance qui règle avec brio son compte à la nostalgie post-colonialiste. On l'a rencontré pour évoquer ce film d'une richesse et d'une puissance sensorielle rares.

Plongée dans la brume douce-amère de l'enfance

Avec L'Île rouge, Robin Campillo nous invite aux côtés du jeune Thomas, de ses frères et ses parents, pour les derniers jours de la présence française à Madagascar, au début des années 70. Entre faits réels, imaginaire, fin de l'innocence et irruption du politique, le scénariste et réalisateur nous raconte son nouveau film.

L'Île rouge est nourri de votre expérience personnelle, avec le récit par les sensations d'un enfant de faits réels. Une petite histoire pour raconter une plus grande ?

Robin Campillo : J’ai vécu deux années à Madagascar, pas exactement les mêmes que dans L'Île rouge, puisque j’y étais de 69 à 71. J’ai décalé pour que ça puisse correspondre au moment de la révolution. Mais je n’ai pas voulu faire un film historique, ni une autobiographie. J’ai voulu parler de la perception. Que peut-on percevoir d’un événement historique quand on est un enfant ?

L'Île rouge
L'Île rouge ©Memento Distribution

Cependant, on ne saisit jamais complètement, même adulte, les évènements qui sont en train de se produire. Je voulais donc adopter ce point de vue de l’enfance, voir sa cellule familiale, ses amis, sans trop sortir de ça. Et donc comment cet enfant perçoit les signes, à travers le spectacle de bonheur qui lui est présenté, de l'inquiétude diffuse qui habite les personnages qui l’entourent.

L'Île rouge est un récit d'initiation par la perception très particulière de l'enfance. Parce que celle-ci est à la fois incomplète, en partie imaginaire, mais aussi innocente et parfaite ?

Robin Campillo : J’ai ces souvenirs, qui sont brumeux, et cette brume correspond en réalité à celle que j’avais alors, enfant, découvrant le monde. Comme si, à l’âge que j’ai aujourd’hui, je retrouvais cet esprit d’enfance. J’avais aussi en tête, pour L’Île rouge, une littérature particulière, celle de Claude Simon. Il avait cette manière de conter un événement en s’intéressant au bruit que fait une chaise sur un parquet, avec des petites choses, minuscules, aux travers desquels on voit la grande histoire se faire. Le film se développe ainsi sur le parasitage imaginaire de l’enfant devant le spectacle des adultes et leur bonheur sur-joué, pour donner comme une rêverie du post-colonialisme.

Alors qu'on pressent la fin de cette sorte de rêverie, Thomas refuse à un moment de prendre une photo en déclarant : "on fait des photos de ce qui est terminé". D'autre part, il y a une grande importance du son dans L'Île rouge, tout un univers qui résonne à l'oreille...

Robin Campillo : Dans Notes sur le cinématographe, Bresson dit quelque chose comme, "les images mentent, le son dit la vérité". Je ne dirais pas ça, mais je dirais que le son contrarie les images. Il peut y avoir une contradiction forte. J’ai l’impression que dans L’île rouge, les images sont comme rêveuses, et ce qu'on entend, le son, nous ramène lui à la réalité. Comme un rappel à l’ordre. Ce que disent les adultes par exemple… Beaucoup du récit fonctionne sur le ouï-dire, l’enfant entend des choses qui produisent des images dans sa tête.

Ce sont des images particulières, mais je les porte en moi depuis tellement longtemps… C’est comme des galets polis par le temps, et j’ai atteint la maturité pour les ordonner dans une logique de rêve. L'Île rouge fonctionne par des associations d’idées, le fait qu’une phrase appelle une image.

Ce que je cherche aujourd’hui  dans le cinéma, c’est ce mouvement de mutation. On n’aura jamais une vision dégrisée de la réalité, toutes nos représentations sont teintées, nimbées d’imaginaires. Exemple précis, l’arbre des amoureux qu’on voit dans le film, c’est tout à fait réel dans le film, mais il y a cette petite impression de faux aussi. Comme si la réalité n’allait pas sans son double imaginaire. Pour moi le film et le post-colonialisme, c’est ça, c’est une réalité repeinte avec une surcharge d’exotisme, et qui en devient fantomatique.

Il y a cette puissance sensorielle, imaginaire et organique de L'Île rouge, mais peut-on aussi y voir une vue d'artiste qui déconstruirait et montrerait les rouages de cette réalité ?

L’île rouge est beaucoup plus cadré que mes autres films, d’où le format d’image. Je voulais du ciel, de l’architecture, de la verticalité, mettre mes personnages dans des maquettes, comme le personnage de Fantômette. Je voulais que le réel ressemble à une maquette. Les institutions présentes, l’église, l’école, l’entrée de la base, ce sont des lieux pensés comme les maquettes d’un théâtre. L’enfant découvre alors à la fin, dans la nuit, ce théâtre dépeuplé de ces personnages.

L'Île rouge
L'Île rouge ©Memento Distribution

J’ai vécu cette scène, je suis vraiment sorti habillé en Fantômette ! J’ai inventé les événements du film, ce que vit Thomas. Mais j’ai eu cette impression des lieux déserts, et cela a eu une forte influence sur moi, avec l’idée d’entrer dans les coulisses de l’activité humaine.

Ni autobiographie ni film historique, mais quelque chose change lors de la rencontre nocturne entre Thomas et Miangaly, pour venir au plus proche de la réalité.

C’est un rendez-vous avec la vérité. Cette séquence de L'Île rouge est essentielle parce que, s’il est difficile de rendre aux Malagasy un bonheur, il faut dire qu'on le leur a volé. Dérobé. Pour arriver à cette scène, il m’a fallu des années de réflexion. Son association avec Fantômette, l’identification à un personnage féminin, se projeter dans cette nuit, dans cette clandestinité, cette observation du couple…

Le fait que cette enfance soit congédiée, c’est un rendez-vous avec la vérité. Le fait que Miangaly le congédie et que lui se retrouve là comme une anomalie, c’est quelque chose… En réalité, je ne me pose même pas la question de savoir si c’est bien, si je l’ai bien fait, si c’est réussi, je me dis seulement que c’était la chose à faire. Je suis content d’avoir retrouvé ces choses ancrées en moi, et ça m'a fasciné de "refilmer" ça.

Ce moment de L'Île rouge qui signe la fin de l'innocence et le début de la révolution, c'est la sortie du rêve et le surgissement du politique ?

La représentation des adultes n’est pas si différente, elle est simplement moins imaginaire. Le père a des ordres de mission, mais ça ne lui donne pas pour autant accès à la politique générale de la France dans ce pays, sa vision à lui aussi est tronquée. C’est aussi à ce titre qu’on peut considérer que les systèmes colonialiste et post-colonialiste sont des systèmes d’infantilisation des citoyens. On était tous saisis dans cette rêverie d’un pays imaginaire et c’est bien là le problème du colonialisme.

Comme disait Gilles Deleuze des films de Minnelli : c'est être pris dans le rêve d’un autre. Les Malagasy ont été prisonniers de notre rêverie, de notre désir d’exotisme. La fin du film montre leur refus d’être encore enfermés dans notre rêve. Parce que notre rêve est leur cauchemar. C’est aussi simple et littéral que ça.

Que les gens aient de la nostalgie de ces pays, c’est normal, ce sont de très beaux pays, sans compter qu’il y avait ce statut bourgeois pour les occupants. Le problème étant évidemment ce que ça produisait de déséquilibres économiques, sociaux, et même mentaux sur la population dont c’était le pays.

Votre précédent film, 120 Battements par minute, avait fait sensation et avait été primé au Festival de Cannes 2017. Pourquoi L'Île rouge n'y a pas été présenté cette année ?

Ils ne l’ont pas sélectionné. C’est comme ça. Et je voulais le sortir quand même, je n’avais plus envie d’attendre de savoir si les gens aiment le film ou pas… Je veux qu’il soit présenté au public. En fait, la seule chose qui m’énerve, c’est pour Madagascar. S’il y a un festival où L'Île rouge devait être, c’était en France, donc Cannes. Et pour les Malagasy… Le projecteur devait être en France. Sur ce point, disons que je trouve ça léger. Ma productrice prend des risques en allant tourner là-bas, on évoque cette histoire qui a été oubliée, le post-colonialisme est un sujet très intéressant… Que ça ne passe pas, c’est ça qui m’emmerde. Les Malagazy, les gens avec qui on a travaillé là-bas, ont été très tristes.