Entretien avec Andrea Segre : "L'Ordre des choses est un film critique contre le gouvernement"

Entretien avec Andrea Segre : "L'Ordre des choses est un film critique contre le gouvernement"

A l'occasion de la sortie en France de son film "L'Ordre des choses", nous avons eu l'opportunité de rencontrer Andrea Segre. Le réalisateur italien a dans le regard et dans les mots une détermination rare, signe d'un engagement citoyen et cinématographique fort.

L'allure décontractée et souriante du réalisateur italien Andrea Segre a quelque chose de trompeur. En effet, il paraîtrait plutôt en mission, au moment d'évoquer avec lui son dernier long-métrage, L'Ordre des choses (notre critique ici). Un film politique actuel et engagé, dans la lignée de ses documentaires et de La petite Venise. On a voulu, avec lui, revenir sur le propos et la puissante charge critique de son film.

 

L'Ordre des choses met à jour une réalité très brutale. Comment a-t-il été reçu en Italie ?

Au tout début, disons que les distributeurs n’ont pas eu beaucoup de courage, mais c’est quelque chose que je comprends. Le film est complexe, et pas vraiment en ligne avec ce que le marché demande. C’est un film critique contre le gouvernement, et sa fin n’aide pas vraiment à contenter le spectateur ! Après le public a demandé plus de copies, pour atteindre 100 000 entrées, ce qui est plutôt pas mal.

Sur le plan institutionnel, le ministère de la culture et la RAI cinema sont des espaces libres, honnêtes, démocratiques. On verra dans les prochaines années ce qu’il se passe, mais il faut dire que le soutien institutionnel et public a été réel. C'est une belle chose, parce que le film est très critique.

 

Que montre L'Ordre des choses ?

Le texte fondamental pour écrire L’Ordre des choses, et ce que je cherche à dépasser d’un point de vue historique, c’est Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt. De manière claire et honnête, ce texte explique que le nazisme n’était pas géré par des diables, mais des fonctionnaires. Une majorité de ces gens pensaient que c’était l’ordre nécessaire. Le problème que nous avons maintenant est que nous cherchons à cacher ce que la protection de notre ordre a comme conséquence : une violation des droits et des corps qui est totalement inacceptable pour notre civilisation.

Si je te dis que ta femme ou ta fille va être abusée, vendue, car elle n’a pas le droit de se déplacer librement, tu comprends tout de suite que c’est intolérable. Il s'agit d'êtres humains privés de tout, hors de toute procédure légale, et sans la possibilité d’avoir un recours, toujours à la merci de violences et de tortures. Et tout le monde, dans les instances nationales et européennes, est bien informé de ces conditions.

 

C'est donc cette terrible ambiguïté doublée d'hypocrisie qui est dénoncée ?

C’est une relation entre l’éthique et la raison d’Etat qui est profondément contraire aux fondamentaux de la civilisation européenne qui est sortie de la Seconde Guerre mondiale. C’est le cœur du film. La question n'est pas de savoir si l’on est pour ou contre la migration. Le centre du film est notre position sur l’ordre civil que nous sommes en train de développer, sans interroger notre positionnement éthique. J’ai voulu que la question ne porte pas sur l’accueil ou le rejet des migrants, qui est une question externe, mais qu’elle porte sur l’intérieur, sur notre moralité, sur notre âme.

J’avais un autre titre en tête, mais que je n’ai jamais proposé, qui était "l’espoir". Le mécanisme narratif du film est de susciter l’espoir, celui de sauver Swada. Mais le problème est que si cet espoir arrive, c’est que la relation entre espoir et l’ordre des choses est possible. Dans toutes les projections auxquelles j’ai assisté, j’ai été satisfait de voir qu’il y avait toujours quelqu’un qui demandait : avez-vous pensé à une autre fin ? Et cette question était posée avec de la tristesse dans les yeux. Donc l’espoir marche. Et s’il y a l’espace en nous pour cet espoir, pourquoi y a-t-il une majorité de gens d’accord avec cet ordre des choses ? C’est tout le sens du film.

 

Il y a des scènes de communication importantes dans le film, les échanges de Rinaldi avec sa famille, et avec Swada.

J’ai compris que j’avais trouvé mon film le jour où j’ai tourné la scène entre Corrado et Swada. Je voulais réaliser cette scène en plan-séquence, parce que je voulais voir si l'équilibre critique des personnages tenait. J’ai vu la difficulté de Corrado de devenir humain avec Swada et ses demandes pourtant très simples : tu aimes les livres, montre-moi Rome, etc. C’était important que le dialogue soit par Skype.

Il y a aujourd’hui ce dilemme entre la virtualité et la réalité. Nous pensons que les choses vécues à travers la virtualité sont réelles, et pour nous c’est impossible de penser que notre interlocuteur Skype est très différent de nous. Ce qui est normal pour Corrado avec sa famille, ne l’est plus du tout avec Swada. La virtualité qui devient réalité nous donne la sensation que la frontière n’existe pas, mais elle est pourtant très réelle. Montrer cet enjeu de communication était très important.

 

Quelle est la motivation de Corrado, un homme déjà accompli ? Comprend-il la portée tragique de son intégrité ?

Il protège sa carrière. Cette mission en Libye est une opportunité de promotion importante pour lui. Pour Corrado, cette mission peut lui permettre d’accéder un niveau où il ne peut qu’être nommé. Ou tu es ami du ministre, ou tes prestations professionnelles sont très hautes, portant sur des situations très chaudes. Dans cette situation, le petit cas de Swada présente des grands risques pour le succès de la mission, et donc pour sa carrière, son univers à lui qu’il protège.

Je pense que Corrado est intègre, et qu'il protège l’ordre des choses. Son choix est en réalité très intègre au regard de cet ordre. Et il abandonnerait cette intégrité en sauvant Swada. Là où le film réussit, c’est que j’ai eu des témoignages disant que Corrado avait bien fait son travail. Et d’autres disaient que non, qu'il devait plutôt sauver Swada. Moi je suis d’accord avec ces deux perspectives. J’ai l’espoir que Swada soit sauvée, mais en face, Corrado fait bien son travail, et c'est là tout le problème.

 

L’Ordre des choses est une fiction, mais la réalité de son propos lui confère aussi une valeur documentaire ?

J’aime dire que le film est complètement faux et complètement réel. Tout a été reconstruit, tout est mis en scène, mais tout est basé sur une étude. En Italie, personne n’a dit : ce n’est pas vrai. J’attendais que quelqu’un déclare « ce n’est pas vrai, Corrado ne travaille pas comme ça, ce ne sont pas ces conditions. » Il y a quelques semaines, j’ai été convoqué par le ministère de l’Intérieur. Je ne peux pas rapporter ce qui a été dit, mais seulement dire que j’ai été convoqué pour cet entretien parce que la « compétence » du film a été reconnue. Le film est donc bien réel et très actuel. 

 

Votre film peut-il changer cet ordre des choses ?

Je n’ai jamais pensé qu’un film pouvait changer les choses. Mais je suis très content que le film soit utilisé, un peu partout, comme un instrument de changement de point de vue. Je crois beaucoup à la capacité du cinéma de travailler sur le long terme. Il faut laisser quelque chose qui va exister en dehors du film. C’est le rapport que j’essaye d’avoir avec mes films. Je me demande toujours si mon travail est capable de provoquer d’autres questions, de redéfinir les choses que je raconte. Historiquement, le cinéma politique était très important en Italie, puis c’est devenu un cinéma de chroniques, sans jugement et sans questions. L’absence de cinéma politique a alors été comblée par le cinéma documentaire. Mais j'ai pensé qu’il était nécessaire, aujourd’hui, de revenir à un cinéma critique et réaliser une fiction politique.

Propos recueillis par Marc-Aurele Garreau