Jericó, le vol infini des jours : entretien avec la réalisatrice Catalina Mesa

Jericó, le vol infini des jours : entretien avec la réalisatrice Catalina Mesa

A l'occasion de la sortie de "Jericó, le vol infini des jours", rencontre avec le réalisatrice Catalina Mesa. Dans ce premier long-métrage, la cinéaste colombienne emmène le spectateur dans un village qui semble hors du temps et laisse la parole à ses habitantes passionnantes, desquelles émane une sérénité désarmante.

Construit comme un poème en hommage aux habitantes du village colombien, Jericó, le vol infini des jours, est assurément l'une des plus belles sorties de la semaine. Avec ce premier long-métrage, Catalina Mesa plonge le spectateur dans un endroit magnifique et cher à son coeur.

Avec ce documentaire, Catalina Mesa pénètre à l'intérieur des demeures de Jericó, afin de laisser la parole à ses habitantes. Les images qui dévoilent ce lieu au charme intemporel accompagnent surtout leurs témoignages bouleversants. Qu'ils évoquent la religion, les hommes, la maladie ou la perte d'un enfant, ces derniers rappellent toujours la beauté de la tradition orale, mode de transmission qui a touché Catalina Mesa dès son enfance.

La réalisatrice a évoqué pour nous la genèse de Jericó, le vol infini des jours, les rencontres avec les femmes qui ont accepté de se livrer et l'attirance envers leur village qui a nourri son imaginaire très tôt.

Comment est né ce projet ?

J’ai reçu Jericó à travers la voix d’une femme, les histoires enchantées de ma grand-tante Ruth Mesa, qui y est née et y a grandi. Elle fait partie de la génération qui a migré de la campagne à la ville de Medellín autour des années 40, quand Medellín était en plein essor régional. Ruth était donc le dernier lien entre nos origines rurales et les jeunes générations urbaines de la famille.

Quand Ruth est tombée malade, j’ai décidé de l’enregistrer pour conserver ses histoires. Quand elle est morte, j’ai senti que tout un chapitre de l’histoire de la famille se fermait. Je suis allée à Jericó pour retrouver des femmes comme elle. Qui incarnaient avec autant de grâce l’authenticité et la beauté de l’esprit féminin de ma culture d’origine. Je voulais faire à la fois un document de mémoire pour la famille collective de Jericó, d’Antioquia et de la Colombie, mais aussi prendre la liberté d’exprimer mon regard.

Qu’est-ce qui vous a attirée dans ce magnifique village de Jericó ?

Jericó, c’est un village situé dans la cordillère des Andes Occidentales, à deux heures et demi de la ville de Medellín. Ici se sont installées plusieurs communautés religieuses qui venaient d’Europe, dans la seconde moitié de XIXème siècle. La qualité de l’éducation était ainsi beaucoup plus élevée que dans d’autres villages voisins à vocation plus commerçante. Dans ce petit village ont fleuri beaucoup d’écrivains et de poètes. Il est ainsi surnommé : L’Athènes de sud-ouest d’Antioquia.

Par son isolement géographique, Jericó a été un peu plus préservé de la violence que d’autres villages de la région. Quand on regarde à travers les façades et les fenêtres colorées, on découvre un monde traditionnel un peu arrêté dans le temps. Des espaces qui nous transportent à une autre époque…

Quand on se réunissait en famille, on demandait à Ruth de nous raconter encore et encore ses histoires à Jericó. A travers ces souvenirs, elle nous transportait dans un réel enchanté. L’arrivée de la première radio, la première voiture qui tournait sans cesse autour du village, le survol du premier avion et tous les habitants qui se jettent au sol craignant la fin du monde… Les histoires d’un quotidien simple, mais plein de musique et de poésie. J’avais donc surtout en moi un Jericó imaginaire, reçu par une petite fille, et transmis dans la tradition orale pleine de grâce, de profondeur et d’humour.

Les premières fois où j’y suis allée, je contemplai plutôt la beauté extérieure du village, je n’osais pas rentrer à l’intérieur des maisons, je jetais tout juste des regards par les fenêtres !

Et un jour j’étais prête à filmer avec la ferme intention de retrouver l’esprit féminin de Jericó, j’ai alors eu le privilège de passer le seuil de ces maisons, et même au-delà, j’ai eu accès à la vie intérieure de chaque femme que j’ai rencontrée.

Catalina Mesa : Interview de la réalisatrice de "Jericó, le vol infini des jours".

Vous avez quitté la Colombie pendant plusieurs années pour aller étudier et travailler aux Etats-Unis et en France. Ce documentaire était-il un moyen de revenir à vos racines ?

Quand j’ai commencé à travailler en France, je devais prouver à la préfecture pendant 5 ans que je pouvais vivre de mon travail. J’ai alors collaboré en tant que photographe et vidéaste avec des marques, des musiciens, des architectes, des artistes, des institutions… C’était une période de travail intense que je vois aujourd’hui aussi comme un moment dense d’apprentissage. Enfin, après ces 5 ans, j’ai eu mon visa de résidence pour 10 ans. C’est comme si j’avais passé un examen final ! J’aime profondément la France, et enfin j’avais réussi à gagner ma place. Après cette étape de travail de commande frénétique, j’ai voulu faire quelque chose plus proche de mon cœur. J’étais enfin prête à retourner à Jericó pour célébrer et préserver cette mémoire de l’esprit féminin, un projet que je rêvais de faire.

Comment avez-vous fait la connaissance des femmes que l’on découvre dans le documentaire ?

J’ai rencontré Nelson Restrepo, un homme qui a une émission de Radio à Jericó : Hola Jericó. Dans son émission, il transmet les messages des auditrices, il connait donc toutes les femmes de la région ! Quand je lui ai exposé mon intention de célébrer cet esprit féminin, il m’a fait une liste de femmes qu’il voulait me présenter. A partir de ce moment-là, Nelson a intégré mon équipe de travail, il a été la clé d’or pour rentrer dans la famille de Jericó. Pendant deux semaines j’ai rencontré 25 femmes. Comme un kaléidoscope, j’en ai retenu 12 - chacune comme une couleur unique, un archétype féminin différent - qui constituent un portrait collectif qui compose, dans son ensemble, un seul esprit féminin qui parcourt les rues de Jericó…

Avez-vous orienté certaines conversations ou les avez-vous au contraire laissées improviser sur les sujets qu’elles souhaitaient aborder ?

Ça été un processus très socratique. Je leur posais des questions, et puis elles commençaient à parler entre elles et rapidement elles oubliaient la présence de la caméra. J’ai dirigé la photographie, la chorégraphie, la mise en scène des rencontres dans l’espace, mais j’ai essayé d’être en écoute totale, car je voulais juste favoriser la parole et devenir l’espace où elle pourrait émerger d'elles-mêmes. J’étais au service de leur propre désir de transmission.

Comment s’est déroulé le montage ? Était-ce difficile de choisir les moments que l’on voit dans le film parmi les conversations que vous avez eues avec ces femmes ?

J’ai retranscrit à la main dans des cahiers presque toutes les conversations de ces femmes. C’est à partir de cette transcription que j’ai commencé à faire émerger les thématiques communes, les contrastes, les échos, l’humeur, les correspondances. J’avais besoin de passer par cette étape d’écriture pour sentir toute la matière orale du film. Quand Loïc Lallemand, le monteur, est arrivé, j’avais déjà dépouillé un peu la matière. On a commencé à tisser ensemble les histoires des femmes les unes avec les autres. Après, on a eu deux consultants qui nous ont apporté leur regard extérieur pour peaufiner le tout et arriver à la version finale du film.

Les images illustrent toujours parfaitement les propos des témoignages dans le film. Pensez-vous que la transmission orale est plus forte que l’image, à une époque où cette dernière omniprésente ?

Je crois que les deux sont très fortes, car quand on rêve… On rêve en images… Le langage de l’inconscient émerge en images ! C’est la source de la création. Mais la transmission orale c’est un souffle ! C’est le souffle de la vie et de l’esprit conscient… Alors ce que je trouve génial dans le cinéma, c’est précisément que c’est un art où l’image, le son, et la parole se rencontrent et ensemble co-créent.

Catalina Mesa : Interview de la réalisatrice de "Jericó, le vol infini des jours".

Le film se termine sur une très belle note d’espoir malgré la gravité de certains témoignages. Pourquoi avoir choisi de clore le documentaire sur la nouvelle génération ?

Quand je suis arrivée à Jericó, je voulais faire un travail de mémoire avec des femmes un peu plus âgées, mais j’ai trouvé un village avec une jeunesse effervescente, et tous les enfants du village construisaient leur cerf-volant pour se préparer à la fête traditionnelle de Jericó. Laisser cette jeunesse hors champ n’aurait pas été honnête, j’ai donc développé deux histoires : une avec Manuela l’infirmière qui avait 20 ans et Laura qui construisait son cerf-volant, elle avait 12 ans. Au même moment où Miss Suarez se prépare à mourir, Laura apprend à faire voler son cerf-volant, se prépare à vivre sa vie…

Dans la première version du film s’entrecroisaient les histoires de toutes ces femmes mais la version finale du film n’a gardé de cet enchevêtrement que la présence finale de Laura et du garçon qui lui dit "Profite du vent", "Lâche" !

Les prochaines générations de Jericó connaîtront certainement un autre équilibre féminin-masculin que celui de la génération de ces femmes qui se retrouvent aujourd’hui, pour une raison ou une autre, sans compagnon.

Avez-vous d’autres projets de long-métrage pour la suite ? Si oui, comptez-vous rester dans le documentaire ou aimeriez-vous vous essayer à la fiction ?

Pour moi Jericó c’est une chorégraphie de rencontres qui dansent dans une frontière indécise entre le réel et la fiction. Car c’est à la fois un document ethnographique et un devoir de mémoire :  les gestes quotidiens, la façon de préparer les aliments, les décorations, la musique qu’elles écoutent, leur oralité etc… Mais c’est aussi comme un poème, un hommage où je me suis accordée toute liberté pour exprimer mon regard.  C’est ainsi que les façades et les fenêtres deviennent des peintures, que les femmes marchent dans la rue au son d’un Boléro, que les cuisines deviennent des installations d’art contemporain, que le soleil devient un personnage qui rentre par les fenêtres. Comme le poème de Oliva Sossa : "L’infini qui rentre par la cabane" …

Oui, je commence à préparer un nouveau projet de long-métrage, et en ce moment je lis un livre publié par le Festival Cinéma du Réel à Beaubourg, qui s’appelle : Qu’est-ce que le réel ? C’est le cœur de mes recherches actuelles.

Propos recueillis par Kevin Romanet

Jericó, le vol infini des jours de Catalina Mesa, en salle le 20 juin 2018. Ci-dessus la bande-annonce.