Shut up and play the piano : entretien avec Philipp Jedicke

Shut up and play the piano : entretien avec Philipp Jedicke

Avec "Shut up and play the piano" Philipp Jedicke entre dans un univers fascinant d’un artiste atypique : Chilly Gonzales. Il explique le dilemme et la complexité de donner vie à ce pari.

Dans Shut up and play the piano, Philipp Jedicke plonge son spectateur dans l'univers d'un artiste atypique, Chilly Gonzales. Ce compositeur, distingué d'un Grammy, navigue entre rap, électro et piano. Il démarre comme artiste perfomer pop, en collaborant notamment avec Peaches, et s'invite par la suite dans le monde de la musique classique. Le changement et la remise en cause restent une constante dans la créativité de cet artiste qui étonne par ses évolutions radical. Shut up and play the piano explore un monde où se mélange dualité entre l'homme et l'artiste, et entre doute et mégalomanie.

 

Comment vous est venue l’envie de faire ce film ?

En 2014, j’étais aussi journaliste et je faisais une interview de Gonzales. J’avais un créneau de 20 minutes. Mais après, nous avons discuté pendant près d’une heure sur plein de sujets. Nous avons parlé de la différence de culture entre le Canada et l’Europe, entre la France et l’Allemagne. On a parlé de musique classique, de comment il voit ce monde-là. Il est extrêmement conscient de ce qu’il fait, il se questionne toujours en tant qu’artiste. Et j’ai trouvé cela tellement intéressant que de manière très spontanée, je lui ai dit « est-ce que je peux faire un film sur vous ? ». Il m’a répondu oui et m’a donné l’adresse mail de son manager. Voilà comment tout a commencé. De plus, je savais que je voulais montrer dans mon film qu’il est un artiste travailleur, qu’il travaille pour réussir. Il ne se contente pas de s’asseoir et d’attendre l’inspiration, il travaille dur. Je voulais aussi montrer ses doutes sur sa carrière. Et j’ai voulu structurer mon film autour de ces éléments.

 

Vous avez démarré en tant que journaliste, comment est-ce que l’on passe du point de vue journalistique, qui recherche l’objectivité, à celui d’un auteur qui explore l’univers d’un artiste ?

J’ai dû m’extraire de mon cadre de journaliste. Parce qu’en tant que journaliste, vous avez besoin de rester objectif, c’est très important et vous devez rester indépendant et ne pas être trop proche de votre sujet. Comme journaliste, j’ai vraiment besoin de cette distance. Ça a été difficile de comprendre qu’en tant que réalisateur de film qui fait un portrait, vous devez être le plus proche possible. En fait, vous devez devenir un genre d’ami avec la personne, sinon rien ne peut en sortir. Je n’avais pas l’habitude de cela, mais ça s’est fait naturellement, pendant le tournage, on était de plus en plus proche. On commençait à se voir pour prendre un café et pour parler du film. Il était d’un grand soutien aussi, car quand j’avais une idée, il sautait dessus et ça devenait un véritable échange. Je pense que c’est la meilleure manière d’approcher un portrait d’artiste, c’est d’être avec l’artiste. Je ne voulais pas l’interpréter de l’extérieur, je devais rentrer à l’intérieur, c’était, je pense, le meilleur moyen. C’est très différent du travail de journaliste.

 

Quand on voit ce film, on a l’impression que c’est un film écrit en salle de montage. Comment s’est passé l’écriture avant le tournage ?

Je n’ai pas tant écrit que cela. Parce que Chilly Gonzales m’a dit avant de démarrer : « Si tu veux découvrir mes sentiments, va voir du côté de mes mélodies ». Donc pour comprendre sa personnalité, je me suis penché sérieusement sur ses mélodies. En France, les paroles ont beaucoup d’importance dans les mélodies musicales, en Allemagne, ça n’est pas tout à fait la même chose, c’est plus une question de musique. Donc j’ai commencé à faire un genre de travail analytique de ses textes, indépendamment de la musique. J’y ai trouvé des éléments de sa personnalité, car il est vraiment honnête dans ses textes, il est bien plus Jason Beck à ce niveau que Chilly Gonzales.

J’ai retrouvé dans certaines de ses musiques des choses que j’avais vues dans la première interview que j’avais faite de lui. J’ai vu ses doutes sur lui-même, cette démarche de travailleur artiste. Puis j’ai vu ses performances dans ses recherches, et nous les avons filmés. Ensuite, j’ai structuré le film autour des paroles. Elles parlent beaucoup de sa carrière, de sa vie, de son histoire. Ça m’a beaucoup aidé, je savais que je voulais parler de lui quand il était à Berlin, qu’il était plus un artiste performeur.

Puis à Paris, changement radical, il est devenu plus professionnel, mais aussi plus direct avec Solo piano, ça vient vraiment de l’intérieur. Et maintenant, je voulais montrer qu’il est devenu comme un professeur, il transmet ses connaissances aux plus jeunes, c’est vraiment sa mission. Je voulais mettre tout cela dans le film, c’était la structure de base. Mais il est comme un puzzle, il y a tellement de parties différentes chez lui. Tellement de genre musical différent, tellement de choses qu’il a faites que si vous manquez une partie, le film n’est plus complet. Si vous voulez juste retracer sa carrière, c’est presque impossible. Donc le film se concentre sur son développement, autour de certaines figures et pas un film qui parcourt sa carrière, car il y a trop de choses.

 

Comment s’est déroulé le tournage, est-ce que des choses sont apparues à ce moment-là ?

Les jours de tournages étaient très différents les uns des autres. Il y a ceux sur la vie, ses concerts, et puis il y avait ceux sur sa promo. Par exemple quand vous voyez la partie avec les journalistes, on le suivait se faire interviewer par d’autres journalistes. C’était un peu bizarre, on filmait ce que les autres filmaient, mais c’était super important pour le film, ça permettait de voir son interaction avec les médias. La seule chose que nous avons vraiment faite ensemble, c’est quand nous avons fait le casting, quand il recherchait un double. Dans cette scène, moi je dirigeais avec le cameraman, et lui dirigeais les acteurs. C’était tellement marrant. Et pour les acteurs, c’était bizarre parce qu’ils avaient deux réalisateurs. C’était un jour mémorable parce que c’était très spontané.

 

Le film n’est jamais trop près ni jamais trop éloigné, comment avez-vous trouvé cette bonne distance ?

C’était une prérogative au début, car au départ, quand "Gonzo" m’a dit qu’il était d’accord pour faire un film, il m’a dit : « Par contre, tu ne pourras pas me filmer dans ma vie privée ». Et ça a été un gros dilemme, parce que je me suis dit, comment faire un documentaire sur quelqu’un si je ne peux pas le filmer dans sa vie privée. Je ne sais pas comment ça se passe en France, mais en Allemagne les documentaires sont généralement très proches, spécialement dans le style reportage.

Mais j’ai eu beaucoup de chance d’avoir mes producteurs, qui sont très créatifs et qui m’ont encouragé à aller dans ces endroits où se mélange fiction et documentaire. Donc je me suis dit, si je ne peux pas filmer le "Gonzo" privé, je dois partir de ses productions d’artistes et faire le lien, comme un genre d’essai, faire le lien avec sa personnalité, Jason Beck. Il fallait que je parte de l’extérieur pour aller vers l’intérieur. Et c’était vraiment très intéressant de procéder ainsi, c’était un gros challenge. Et maintenant, je suis très content que l’on ait eu cette restriction, sinon le film n’aurait pas cette distance. Je crois que ça a aidé le film à avoir son propre style.

Ce film s’est beaucoup construit durant le montage, comment s’est passé ce travail ?

Ça a été très dur, parce que nous avions énormément de matériaux amateurs. Quand j’ai fait l’interview avec Peaches, j’avais déjà le matériel de "Gonzo" datant de 2003-2004 en majorité quand il est allé à Paris. Et quand j’ai rencontré Peaches, elle m’a dit « est ce que tu veux voir mes films ? » J’ai découvert tous les éléments de la période de Berlin. Donc il a fallu retravailler la structure du film, ça a mis pas mal de temps de tout regarder, de décider, et il a fallu couper des choses, ça faisait mal. J’ai travaillé avec deux monteurs très expérimentés. Avec le premier, on a trouvé la structure du film et sa dramaturgie. On discutait beaucoup, il y avait pas mal de conflits, mais aussi des conflits constructifs.

Au final, je suis vraiment reconnaissant d’avoir eu ces incroyables monteurs, Henk Drees et Carina Mergens. Ils ont tous les deux amené des choses différentes au film. D’abord ça a été Henk, pendant pas mal de temps et puis finalement j’ai fait un mois supplémentaire avec Carina. C’est ce qui pouvait arriver de mieux pour ce film. Ils ont tous les deux amené des choses individuelles différentes. Parce qu’au début, je voulais faire un film un peu comme "Gonzo", un peu dingue, qui mixe réalité et ironie, quelque chose qui s’inspire un peu de sa personnalité. Et donc c’était une tâche particulièrement difficile en montage, on a monté pendant plus d’un an, ce qui est très long. Je suis content que le montage soit terminé maintenant (il rigole) je croyais que l’on n’arriverait jamais à finir.

Le film mélange différents matériaux, des images d’archives, des interviews et des images de travail. Est-ce que vous aviez cette vision-là du film ?

Oui, je voulais qu’il soit comme une mosaïque. Parce que comme le personnage, il est comme un puzzle. Et je voulais que le film ait ce look, vous savez, pas super propre, un peu punk, je trouve que ça colle bien au personnage, à sa manière d’aborder les choses. Ses vidéos sont beaucoup comme ça, faites maison, et c’est ce qui donne le look au film. Le matériau était des fois d’une si mauvaise qualité, parfois en DV ou en VHS. Je ne voulais pas restaurer les images pour garder ça, mais il fallait quand même restaurer un peu pour que ce soit juste un peu mieux à regarder. Des fois, on a même pris des choses à partir de YouTube, parce que l’on n’avait pas le matériau source.

La partie avec monsieur Malock n’est pas du tout en haute définition, mais c’était important de l'avoir pour le film que j’ai décidé de la laisser, même si à l’écran ça ne ressemble à rien. Mais ça fait partie du look du film, il a ce look, ces couleurs 90. Et on a d'ailleurs adapté nos propres images haute définition. Sinon il y avait trop de différences entre les deux images, il fallait créer une sorte de pont entre les deux. C’est ce que je voulais au départ, je rêvais du look des documentaires musicaux des années 90 des premières chaînes de télé musicales. C’est ce que je regardais quand j’étais jeune, je voulais un peu ce genre-là en plus moderne, c’était mon influence.

Propos recueillis par Michael Leete

Shut up and play the piano de Philipp Jedicke, en salle le 3 octobre 2018. Ci-dessous la bande annonce.