The Bookshop : on a rencontré la réalisatrice Isabel Coixet

The Bookshop : on a rencontré la réalisatrice Isabel Coixet

À l'occasion de la sortie en salles, mercredi 19 décembre 2018, de The Bookshop, nous avons rencontré la scénariste et réalisatrice espagnole Isabel Coixet. À travers un entretien complet, la réalisatrice nous a livré sa vision sur le cinéma mondial, notamment de l'industrie Hollywoodienne et de la place des femmes dans ce monde.

Elle a plus de 34 ans de carrière et une filmographie qui traverse les continents, à bientôt soixante ans, Isabel Coixet est une figure importante du cinéma espagnol. The Bookshop est son seizième long-métrage et est l'adaptation du roman éponyme de Penelope Fitzgerald. Porté par l'actrice Emily Mortimer, également à l'affiche du Retour de Mary Poppins, le long-métrage raconte l'histoire d'une veuve qui désire plus que tout réaliser son rêve : ouvrir une petite librairie dans la petite ville côtière de l’Angleterre, Hardborough. Un projet que bien des habitants, notamment la famille de Violet Gamart (incarnée par Patricia Clarkson), n'approuvent pas du tout.

Avec Isabet Coixet nous avons pu parler de cette histoire de femme qu'elle a mis en scène à travers un film qui se veut être le parfait anti-rêve américain. La scénariste et réalisatrice a donc dressé le portrait d'un Hollywood malhonnête où les hommes tiennent, encore, les postes de pouvoir et par extension, les places des femmes dans le cinéma.

Comment vous-êtes-vous retrouvée sur ce projet?

Isabelle Coixet : J'ai découvert le livre il y a dix ans et je me suis dit qu'il fallait que je fasse le film. J'ai donc rencontré la famille de Penelope Fitzgerald, l'auteure du roman, pour d'abord, demander la permission de faire cette adaptation puis demander s'ils avaient des réticences concernant quelques changements, notamment la fin, que j'avais envie d'apporter. Le plus difficile ne fut pas de convaincre la famille mais les futurs producteurs. Ils ne comprenaient pas l'envie que j'avais, ni le besoin qu'il pouvait y avoir à raconter cette histoire:"Pourquoi cette femme?", "Pourquoi cette histoire?", "Il n'y a pas d'histoire d'amour". 

Vous avez donc dû lutter pour mettre cette histoire à l'écran...pourquoi?  

Principalement parce que les producteurs voyaient en ce film une histoire inutile. Celle d'une femme seule qui a un rêve assez simple: ouvrir une librairie. Il n'y a pas vraiment d'histoire d'amour, bien que quelques liens se tissent entre elle et un personnage, mais il n'y avait rien de charnel et je pense que ça dérangeait. Pour qu'une femme ait un peu d'intérêt à leurs yeux il faut qu'elle soit Wonder Woman. Il faut que ça soit épique, qu'on la voit se battre et embrasser des hommes. Moi ce n'est pas ça qui m'intéresse. Je veux raconter des histoires de la vie quotidienne, de petits combats dans lesquels naît des grands combats et beaucoup de courage. Si tu as des super pouvoirs, forcément le courage n'est pas le même. 

The Bookshop est donc un projet pour lequel vous vous êtes battue...

Oui, il faut se battre et être têtue. Surtout quand nous sommes des femmes derrière la caméra. Je fais souvent des masterclass dans des écoles de cinéma et la seule chose que je dis systématiquement c'est qu'il faut être têtu. 

Finalement, vous êtes un peu comme Florence Green. Vous avez des parcours très similaires, non? 

Totalement. Je me sens comme elle et, lorsque j'ai rencontré Emily Mortimer (qui incarne Florence Green dans le film), j'ai tout de suite senti cette similitude. Et puis, elle était l'actrice parfaite pour incarner ce personnage. Elle est passionnée par la littérature et elle a un master en littérature. Et puis, son père, John Mortimer est écrivain. C'était donc une évidence. On sentait qu'elle avait une vraie passion pour les livres et qu'elle aurait très bien pu se retrouver à la place de Florence Green. Lors de notre premier rendez-vous, on a passé deux heures à parler de littérature. J'avais besoin de quelqu'un qui avait des étoiles dans les yeux face à tous ces livres. 

Dans le film on voit la difficulté pour cette femme de monter un projet, dont personne ne veut, après ce que vous nous avez raconté, c'est difficile de ne pas y voir votre propre combat...

Même quand ce que tu veux faire est une chose simple, comme monter une petite librairie ou un film sans un énorme budget, il y aura toujours des gens pour t'en empêcher. Tu ne sais pas toujours pourquoi mais ces personnes sont déterminées à te mettre des bâtons dans les roues. Les gens sont souvent mesquins quand il s'agit d'un projet qui te tient particulièrement à cœur. C'est vrai, ce projet ressemble à celui de Florence et inversement mais, finalement, j'ai vécu beaucoup de situations comme celle-ci dans ma vie. 

Par rapport à votre métier, par exemple?

Oui, tout à fait. Les femmes doivent toujours payer plus que les hommes. Surtout quand elles osent prendre leurs propres décisions. Il y a systématiquement ce paternalisme que la société s'entête à garder. Il y aura toujours un homme qui voudra vous expliquer, donc le fameux mansplaining* (voir en bas de page), ce que vous devez faire et comment vous devez le faire. C'est ce que j'ai mis en scène lorsque Florence rencontre le banquier. Il l’infantilise en lui expliquant trois voire quatre fois la même chose. Mais elle a une manière très intelligente de répondre, d'abord avec le sourire, en entrant dans ce jeu puis, parce qu'il le faut, en haussant le ton. Parce que la patience a des limites. 

Vous avez commencé votre carrière il y a plus de trente ans. Est-ce que vous constatez des changements, surtout dernièrement? 

Un peu mais j'ai l'impression que c'est surtout parce que les femmes changent. Elles n'hésitent plus à se montrer, à crier et à s'imposer. Mais j'attends toujours ce changement final. Il y a des changements, oui, mais quand il y a une semaine la liste des nommés pour les Golden Globes est sortie et que nous avons pu constater, que dans la catégorie "réalisateur", il n'y avait que des hommes... C'est quoi ça ? Aucune femme? J'ai vu tous les films de la liste et croyez-moi beaucoup de films réalisés par des femmes, sortis cette année, méritaient tout autant d'être dans cette liste. 

Ce qui est paradoxal, c'est que depuis deux ans, après l'affaire Weinstein, Hollywood donne l'impression d'avoir envie de changements...

La liste parle d'elle-même. La seule femme qui, cette année, a gagné le même salaire qu'un homme c'est Patty Jenkins, la réalisatrice de Wonder Woman. Parce que le film a fait énormément d'argent au box-office donc on la paye de la même façon. Il y a toujours cette idée d'argent, là où les réalisateurs, n'ont pas besoin de ça pour exister, pour avoir de la valeur aux yeux de l'Académie. Je suis très proche de Patty Jenkins, et je sais qu'avant ce projet, elle a passé des années sans travailler. 

Je ne sais pas si vous avez vu mais une étude a été publiée il y a quelques jours. Cette dernière montre que c'est les films avec des personnages féminins en tête d'affiche qui ont engendré le plus d'argent au box-office. Qu'en pensez-vous? 

Je ne sais pas... c'est, encore une fois, assez contradictoire. Les représentations des femmes ne s'arrêtent pas devant la caméra. Lorsque l'on voit les grands festivals de cinéma, comme celui de Venise, où il n'y avait que deux films réalisés par des femmes... ou même celui de Cannes. Il y a une espèce de cercle vicieux qui continue. Oui, c'est peut être plus simple maintenant en tant que femme de faire son premier film, mais il faut encore se battre pour faire le second et les budgets qu'on accorde. En Espagne, nous sommes en train, des consœurs et moi-même, de mener une grande étude sur les budgets accordés aux films réalisés par des femmes. 

The Bookshop met en avant l'histoire d'une femme...il y a, dernièrement, l'envie de la part de beaucoup de femmes engagées de raconter l'histoire des femmes qui ont marqué l'Histoire. Est-ce que ça vous intéresserait de faire un film sur une figure historique? 

Pas vraiment. Je préfère raconter les histoires de celles qui ont fait partie de l'Histoire. J'ai fait un film documentaire, Parler de Rose, qui retrace l'histoire de Rose Lokissim, une militaire tchadienne, opposante à Hissène Habré, qui a été torturée et exécutée par le gouvernement de ce dernier. C'est important de voir des vies de femmes qui vous inspirent parce que vous êtes proche d'elles. Elles n'ont pas de talents particuliers, de supers pouvoirs mais elles sont inspirantes par leurs parcours. Elles vous donnent l'espoir et la possibilité. 

Le dernier film que je viens de finir, Elisa y Marcela, parle d'une histoire d'amour entre deux femmes. Elles se sont mariées au début des années 1900. L'une d'entre elles s'est faite passer pour un homme en prenant l'identité d'un mort. C'est un film qui a été réalisé avec une équipe entièrement féminine. C'était important pour moi car il y avait des scènes de sexe à tourner. Je crois profondément à la notion du male gaze* (voir bas de page) et pour moi, ce n'était pas possible de tourner dans ces conditions, pour moi mais surtout pour les actrices. On voulait parler du corps, la découverte des corps pour ces femmes, car c'était très important pour elles. C'était leur refuge contre la société. 

Propos recueillis par Pauline Mallet. 

 

Ci-dessus la bande-annonce de The Bookshop, réalisé par Isabel Coixet, en salles le 19 décembre 2018.


*notion que les féministes américaines ont développée pour désigner une situation où un homme, "man", explique, "explain", à une femme quelque chose qu'elle sait déjà, sur un ton généralement paternaliste et/ou condescendant

*Le male gaze, traduit par "le regard masculin" désigne le fait que la culture visuelle dominante impose au public d'adopter une vision d'homme hétérosexuel. Ce concept a été proposé par la critique de cinéma Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema (1975).