Entretien onirique avec Ildikó Enyedi, réalisatrice de Corps et Âme

Entretien onirique avec Ildikó Enyedi, réalisatrice de Corps et Âme

A l'occasion de la sortie de son film, "Corps et Âme", nous avons rencontré Ildikó Enyedi. La réalisatrice se prête, pour nous, à un question/réponse autour des rêves...

Dans Corps et Âme, récompensé par l’Ours d’Or à Berlin cette année, Ildikó Enyedi filme deux personnages en quête d’amour. Travaillant dans le même abattoir, Maria et Endre réalisent qu’ils font tous les deux le même rêve dans lequel ils se retrouvent sous la forme d’une biche et d’un cerf. Cette connexion onirique les pousse à dépasser leur timidité et leur handicap - Endre est paralysé d’un bras, Maria est hypermnésique - pour tenter de s’approcher dans la réalité. Mais dans la société actuelle, le passage du rêve à la réalité, du fantasme au concret, du virtuel au direct est toujours fragile, capricieux et incertain…

A l’image de ses personnages, Ildikó Enyedi parait lunaire, étreinte par une imagination sensible et débordante qu’elle tente de canaliser dans ses films. En lui proposant de répondre à un interview basé sur une question récurrente « si vous rêviez que vous étiez… », nous avons tenté d’approcher cette cinéaste délicate et rare et de prolonger avec elle l’expérience onirique du film.

Si vous rêviez que vous étiez un personnage de Corps et Âme...

Je serais Maria même si je suis aussi un peu Endre. Enfin... Je ne suis pas Endre mais j’aime l'idée de partager sa solitude, qui est très peu vue au cinéma. Celle d’un homme qui a été fort autrefois mais qui arrive à un moment de sa vie où il est plus vulnérable. Je me souviens que lorsque mon fils est né, pendant quelques secondes j’ai eu l’impression de recevoir une connaissance et j’ai compris, de manière profonde, ce que c’était d’être un homme et comme ça peut être aussi difficile. Avec Endre, je perpétue cette chance de pouvoir comprendre quelqu’un d'autre que moi-même et je la partage.

Si vous rêviez que vous étiez une scène de votre film...

Je serais deux scènes. D’abord, le moment où Maria et Endre se voient pour la première fois. Elle est debout à l’ombre sauf le bout de ses chaussures qui est au soleil. Elle les retire pour que les rayons ne l'atteignent plus. Ce serait un aspect de moi et l’autre ce serait lorsqu’elle touche avec sa paume la purée de pommes de terre. Des fois, je n’ose pas et d’autres fois j’ose... Ma manière de me connecter au monde est toujours très élémentaire.

Si vous rêviez que vous étiez un paysage du film...

Je crois que je rêverais que je serais une forêt. Oui, ce serait génial d’être une forêt.

Si vous rêviez que vous étiez un cerf...

Ce ne serait pas très différent de ce que je suis dans le monde humain. Suffisamment expérimenté maintenant pour savoir quand rester dans la forêt et quand rejoindre la clairière. Je pense pouvoir comprendre la forêt et pouvoir m’y fondre comme animal.

Si vous rêviez que vous étiez Aphrodite...

Je ne rêverai pas que je serais Aphrodite mais Apollon. Cette présence naturelle de la beauté féminine m’éblouit toujours comme un petit garçon de treize ans. Et j’ai toujours besoin de créer quelque chose, de prouver mon existence en mettant quelque chose entre moi et le monde, par exemple les films,  parce que j’ai le sentiment que je dois prouver que ce que je vis à un sens. Donc plutôt Apollon.

Si vous rêviez que vous erriez dans l’un de vos films...

Ce serait dans Simon Le Mage, un film que j’ai tourné à Paris. Plus précisément dans un petit passage à côté de la gare de l’Est où il y a un escalier… Ce film est un duel entre le personnage, un homme particulier venu de loin, et une ville, Paris qui est très féminine. Le duel entre cette grande dame et cet homme qui ne parle même pas français. Il s’agit d’un film très important pour moi et j’espère que le public français pourra le découvrir un jour.

Si vous rêviez que vous étiez un film...

Je voudrais être In The Mood for Love de Wong Kar-Wai.

Si vous rêviez que vous étiez Harvey Weinstein...

Je crois que je serais peut-être heureux d’avoir une chance de tout repenser, ma vie, mes priorités, mes actes. Et peut-être me dire que c’est l’occasion de me repentir et de mourir comme un vrai homme.

Si vous rêviez que vous étiez un poème

Il y en a beaucoup… Mais il y a un poème hongrois de Attila József, très court, quatre lignes que je vais essayer de vous traduire :

Le bruit des vagues se répète éternellement,
Le bruit des feuilles dans le vent se répète éternellement,
La douleur de l’homme se répète éternellement,
La banalité des choses se répète éternellement.

Propos recueillis par Paulina Gautier-Mons

Corps et Âme de Ildikó Enyedi, en salle le 25 octobre 2017. Ci-dessus la bande-annonce.