J'accuse : la grande oeuvre de Polanski et de Dujardin

J'accuse : la grande oeuvre de Polanski et de Dujardin

Avec "J'accuse", Roman Polanski revient sur l'épisode de l'affaire Dreyfus, qui a provoqué une crise politique majeure en France à la fin du 19ème siècle. Jean Dujardin y incarne le colonel Picquart, l'homme qui révéla l'erreur de la condamnation d'Alfred Dreyfus et trouva le véritable coupable, au péril de sa carrière et de sa vie. Un chef-d'oeuvre de cinéma historique, mais qui pose des questions.

Enfin. On finissait par se demander si ce jour arriverait, ce jour qui verrait Jean Dujardin dans un grand rôle, dans un grand film, dirigé par un grand réalisateur. C'est chose faite avec le J'accuse de Roman Polanski, et avec la manière. Toujours sur des thématiques chères au réalisateur, la paranoïa, le complot et la persécution, le film revisite un épisode particulièrement honteux de l'histoire de France : l'affaire Dreyfus.

Adapté du roman "D." de Robert Harris (An Officer and a Spy), écrivain et journaliste britannique, aussi auteur du roman à la base de The Ghost Writer, J'accuse est un drame historique, un modèle d'hybridation entre le film d'espionnage et le film de procès. Il adopte le point de vue du colonel Picquart, le militaire qui mit à jour l'erreur judiciaire ayant conduit à la condamnation d'Alfred Dreyfus (Louis Garrel). Le film raconte avec intelligence et précision cette découverte, mais surtout la contre-enquête qui s'ensuit, et le combat de cet homme, d'abord seul, pour que la vérité soit rétablie, que justice soit faite, et que l'honneur de Dreyfus et aussi celui de la France soient lavés.

J'accuse a tout du chef-d'oeuvre

Il est évident, dès les premiers plans du film et l'ouverture magistrale sur la dégradation d'Alfred Dreyfus, que J'accuse est un grand film. La reconstitution du Paris de la fin du 19ème siècle, les costumes, les intérieurs, tout jusqu'au moindre détail suinte un soin presque maniaque de réalisme. Le film a la puissance et le savoir d'un documentaire, avec l'implication d'un maximum des participants au scandale : les généraux, les policiers, les officiers des différents corps, Emile Zola et l'avocat Fernand Labori, etc. Roman Polanski est un cinéaste accompli, et chaque dimension du film est parfaitement traitée.

Dans le rôle de Marie-Georges Picquart, par qui le scandale se défait, ou arrive, selon qu'on se place du bon ou du mauvais côté, Jean Dujardin est exceptionnel. Sa retenue est autant celle de sa fonction, un haut-gradé chevronné, patriote et incorruptible, que celle d'un excellent acteur qui a jusque-là été célébré pour ses talents comiques (Brice de Nice, OSS 117). À ce titre, son Oscar en 2012 et ses autres nombreuses récompenses pour The Artist avaient le goût d'une promesse qui n'a pas encore été tenue. Depuis, sa carrière s'est poursuivie dans des rôles sans fautes, mais avec toujours une forme de décalage. Avec plus de quarante-cinq films à son actif, on se demande toujours, quel est son véritable cinéma ?

J'accuse, dirigé par Roman Polanski, apporte une réponse à cette question. Jean Dujardin est captivant dans ce rôle d'un homme, antisémite - comme à peu près tout le monde à l'époque, droit dans ses bottes et viscéralement attaché à la grandeur de la France et de ses institutions. Dans un échange très fort avec Alfred Dreyfus au début du film, il ne lui cache pas son antisémitisme, mais sa conception de la justice et des valeurs républicaines contrebalance son avis personnel. Juif ou pas, la justice s'applique à tous de la même manière, et il est un fervent défenseur de cette égalité.

J'accuse

Cette ambivalence est magnifiquement interprétée par l'acteur, qui contient en lui toute la violence et la cruauté du film, ainsi que son héroïsme et sa profonde humanité. La caméra le suit, au plus près de son corps et de son visage, pour signifier l'arrachement physique et psychologique du personnage au corps corrompu de la société auquel il appartient. C'est donc au péril de sa carrière et de sa vie, contre l'avis de tous, qu'il décide de trouver le véritable traître - Ferdinand Walsin Esterhazy. Et il le fait peut-être plus pour défendre et ne pas salir l'honneur de la France, dusse-t-elle le condamner, que pour laver celui d'Alfred Dreyfus, condamné au bagne à perpétuité. On ne saura jamais entièrement ce qu'il en est, et c'est là tout le génie de Roman Polanski et de Jean Dujardin.

Un film d'hommes corrompus...

Car autour de lui, ils sont peu à se montrer dignes et moraux. À l'exception d'Émile Zola (André Marcon), les avocats Fernand Labori (Melvil Poupaud) et Louis Leblois (Vincent Perez), tous préfèrent tenir pour acquise la culpabilité d'Alfred Dreyfus, malgré les preuves de son innocence. Mention spéciale pour Grégory Gadebois, l'interprète de l'officier Hubert Henry, qui a produit des faux documents pour faire accuser Alfred Dreyfus. Il est une figure centrale du film, incarnant le mieux la lâcheté et la corruption morale de tout l'état-major, et plus largement de la grande partie de la société d'alors.

J'accuse

Le film colle à la réalité des faits, il est donc normal de ne quasiment jamais voir Alfred Dreyfus, détenu sur l'Île du Diable depuis 1895, puis en France à la suite de son deuxième procès en 1899. En vrai film de procès, presque chaque document ambigu du dossier a droit à sa scène d'expertise. La mise en scène est à la fois sobre et ambitieuse, calme et tendue, et Roman Polanski joue à merveille de l'enfermement dans les intérieurs pour infuser la paranoïa et la persécution. Avec un budget estimé à 22 millions d'euros, l'ampleur et la qualité de la production est un modèle du genre.

... Et c'est peut-être là son problème

J'accuse. Le fameux édito d'Emile Zola dans L'Aurore du 13 janvier 1898 est une magnifique pièce de journalisme d'opinion, en même temps qu'un cri du cœur et de l'esprit pour un monde plus juste, et plus digne. Roman Polanski, lui-même accusé et poursuivi aux États-Unis pour le viol d'une mineure en 1977, réalise à sa manière un film très personnel, où il livre une conception élogieuse de ce qu'il pense être la justice, la droiture, et l'humanisme. Et son J'accuse a un goût de "faites ce que je dis, pas ce que je fais", luxe du dominant qui se pense au-dessus des lois. En critiquant l'incurie criminelle et morale des anti-dreyfusards et en célébrant la droiture de Picquart, il se place évidemment du bon côté, mais qu'en est-il pour lui ? N'estime-t-il pas que dans son histoire personnelle, justice n'a pas été bien rendue ? 

C'est une affaire très complexe, avec la question de la distinction entre l'homme et l'artiste, avec aujourd'hui les révélations se succédant sur l'emprise des hommes sur les femmes, au cinéma et ailleurs. Si J'accuse n'est pas un film charnière dans la filmographie de Roman Polanski, et que celle-ci est essentiellement complète - il a eu 86 ans cette année, c'est sans aucun doute un de ses tout meilleurs films, doté d'une profondeur remarquable et d'une proposition intéressante, avec son lot de vertige et de malaise.

Dans ce bestiaire d'hommes de pouvoir, avec chacun leur propre degré d'humanité, degré positif ou négatif, où Polanski se placerait-il ? Le film ne peut pas ne pas poser cette question au spectateur, et Roman Polanski ne peut pas l'ignorer. Son J'accuse est ainsi un très grand film, mais il est aussi une violente insolence. Artistiquement, c'est sans doute un trait de génie. Moralement, c'est une autre question, et celle-ci n'est pas moins importante.

J'accuse, de Roman Polanski. En salles le 13 novembre. Ci-dessus la bande-annonce. Retrouvez ici toutes nos bandes-annonces.

Conclusion

Note de la rédaction

J'accuse n'a pas volé ses prix reçus à la Mostra de Venise, s'imposant comme un très grand film, sur un sujet risqué, dirigé par le controversé Roman Polanski. Jean Dujardin y est brillant, dans sans doute son plus beau rôle à ce jour. J'accuse a tout du chef-d'oeuvre, sans ennui malgré l'aridité de son sujet, et magistralement écrit. Ne manque peut-être qu'à son metteur en scène un peu de la dignité qu'il célèbre dans le film.

Note spectateur : 3.13 (2 notes)