Scènes de la vie conjugale : l’amour à la loupe d’Ingmar Bergman

Scènes de la vie conjugale : l’amour à la loupe d’Ingmar Bergman

CRITIQUE FILM - « Scènes de la vie conjugale » a d’abord été diffusé en 1973 à la télévision suédoise sous la forme d’une mini-série. Ingmar Bergman l’a ensuite remodelé en un long-métrage de 2h49. Cette longueur répond à l’ambition du cinéaste : montrer l'agonie des sentiments humains.

Cette année, nous commémorons le centenaire de la naissance d’Ingmar Bergman. Disparu en 2007, il a laissé derrière lui une œuvre colossale : 55 films, de nombreux téléfilms et des dizaines de pièces de théâtre. L’exigence affichée de sa filmographie peut effrayer et détourner certains de s’y plonger. Pourtant, il est facile d’adhérer aux sujets qu’il traite tant ils sont universels : les tourments intérieurs, la spiritualité, les relations humaines. Avec Scènes de la vie conjugale, Bergman parle du couple, de ses espoirs et de ses échecs. Magistral.

Un dispositif filmique tourné vers l’empathie et la distanciation

Contraint par un budget limité, Bergman écrit le film en trois mois et le tourne en quatre. Près de sa grange, il crée un studio et filme un couple bien sous tout rapport, mais dont chacun se demande s’il aime l’autre. Succès retentissant à la télévision suédoise, Scènes de la vie conjugale comporte six chapitres qui scandent l’évolution d’un couple, de la routine aux faux-semblants, de l’affrontement au divorce, des retrouvailles à la solitude. 

Cette structure et le titre du film renvoient directement au théâtre où les actes sont clairement découpés. Les ellipses et les décors d’intérieur suggèrent un huis clos. Sur la scène, deux personnages centraux dont l’intrigue occupe tous les plans de la pellicule. Couple d’intellectuels, Johan et Marianne sont mariés depuis dix ans et affichent une complicité respectueuse et pudique. Or, leur solidité est in médias res remise en question. Dans la première séquence, ils sont interrogés sur leur relation de couple pour un magazine télévisé. Par un processus de mise en abyme, l’évocation se veut directe envers le téléspectateur qui regarde le film : ce couple est une histoire à part entière, fictionnelle et factice. En effet, l’homme et la femme se mettent en scène avant de saisir l’étendue de ce qui les sépare et d’agir en conséquence.

Scènes de la vie conjugale : l’amour à la loupe d’Ingmar Bergman

Dès qu’ils pensent s’illusionner l’un sur l’autre, le cadrage se met à changer : il se ressert sur chaque visage. Les mouvements de caméra suivent alors les mouvements des personnages et de leurs paroles, et un plan dure le temps que la conversation se termine. A l’instar du cinéma d’Abdellatif Kechiche, cette multitude de gros plans sur les visages et l’attention portée au temps des échanges mènent à une empathie immédiate. Liv Ullmann et Erland Josephson, qui interprètent respectivement Marianne et Johan, deviennent vite les maîtres du film. Ils ne quittent jamais le cadre, même lorsqu’ils semblent condamnés à ne plus rien avoir à faire ensemble.

C’est le cas par exemple lorsque Johan annonce à sa femme qu’il la quitte. Il va dans la salle de bain se doucher. Au fond de l’image, il est nu. En premier plan, Marianne est assise sur le lit, en pyjama à rayures. Soudainement la mise en scène dit tout : on voit une condamnée à mort, prisonnière de la situation, et un homme fragilisé, sans masque, qui dévoile tout de lui. Ce travail scénographique épuré se révèle toujours efficace, dans la mesure où il laisse une large part d’expression aux émotions des personnages.

Une thématique phare : les abîmes de la passion amoureuse

Or, il est bien question de sentiments ici. « S’aimer terrestrement, imparfaitement » comme le résume Johan. L’autopsie d’un amour est présentée, avec ses scènes de haine, de jalousie et d’extrême violence. Les lectures se succèdent à mesure que le film avance. Le couple lisse devient adultère, et des jeux de pouvoirs se mettent en place. Tour à tour c’est la femme ou l’homme qui tente de marquer sa domination, soit en affirmant ne plus aimer l’autre, soit en le faisant souffrir. Même si des arguments factuels comme le manquement à une pension alimentaire sont évoqués, leur rapport repose avant tout sur des pulsions qu’ils tentent coûte que coûte d’intellectualiser.

Ce balancement perpétuel entre la tête et le cœur ramène à une vision bourgeoise et romantique de l’amour qui traverse les siècles. Le panthéon des films qui s’en inspire est colossal. Mais Scènes de la vie conjugale se distingue des autres films d’amour par son effet de distanciation : la durée des scènes permet d’éprouver dans sa chair, le temps grâce auquel les sentiments amoureux se font et défont, et par quels chemins tortueux ces derniers passent. La sexualité, le désir, le conformisme, autant d’intrigues secondaires qui rendent le propos complet, dense. Le film n’élude rien ; voilà en quoi il est unique.

Scènes de la vie conjugale d'Ingmar Bergman ressort en salle le 26 septembre 2018 en version restaurée. Ci-dessus un extrait.

Conclusion

Note de la rédaction

Œuvre d’une grande puissance réflexive sur l’amour, « Scènes de la vie conjugale » est une plongée dans la vie de couple. Ingmar Bergman, qui était déjà marié cinq fois, s’est vraisemblablement inspiré des limites auxquelles son passé sentimental l’avait confronté pour dépeindre l’amour, le vrai ; imparfait.

Note spectateur : Sois le premier