Entretien avec Kornél Mundruczó : "Les miracles nous entourent"

Entretien avec Kornél Mundruczó : "Les miracles nous entourent"

Après une réception sans grand effet au dernier Festival Cannes, « La Lune de Jupiter » sort enfin en salle. L'occasion pour nous de discuter avec le réalisateur hongrois Kornél Mundruczó, derrière ce film hybride à la générosité débordante.

C'est l'histoire d'un grand habitué de Cannes. Dès 2005, Kornél Mundruczó débarque à Un Certain regard avec Johanna, film musical qui revisite l'histoire de la passion de Jeanne D'arc. Delta, son film suivant, est présenté en compétition et remporte le prestigieux prix FIPRESCI de la critique internationale. Avec Tender Son, en 2010, il vise à nouveau la Palme d'Or sans pour autant réussir à la remporter. Quatres ans après, avec White God, Mundruczó redescend dans la catégorie Un Certain regard. Rétrogradation payante : White God remporte le Prix du Jury. L'issue de cette histoire d'amour entre le festival et Mundruczó semblait alors assez évidente : son prochain film gagnera la Palme. C'est sûr.

Mais la plus prestigieuse des compétitions en aura décidé autrement cette année. La Lune de Jupiter, cinquième film du réalisateur hongrois à venir se présenter sur la croisette, ne déchaîne pas les passions, au contraire. Présenté dans l'indifférence générale, sans doute peu aidé par l'apathique sélection dont il faisait partieLa Lune de Jupiter sera, naturellement, absent du palmarès final. Le film était sans doute trop généreux, trop fourre-tout, too-much pour la Compétition (voir notre avis).

Car La Lune de Jupiter s'adresse aux amateurs de ces bizarreries sans complexe, celles qui osent et tentent des choses, qui en réussissent certaines et en ratent d'autres, toujours avec sincérité et inventivité. Issu d'une culture sans hiérarchie, curieux de tout, de Terminator à Eric Rohmer, Kornél Mundruczó puise dans l'abondance de ses inspirations diverses et variées une envie de remettre au centre de l'image contemporaine la transcendance et le miracle. Et en ces heures si terre-à-terre, autant dire que La Lune de Jupiter se révèle d'une pertinence rare.

La Lune de Jupiter

Quand avez-vous trouvé l’idée à l'origine de La Lune de Jupiter ?

Il y a assez longtemps à vrai dire, environ six ans. Au départ, je voulais juste faire un film sur un homme capable de léviter, de voler. Je trouvais ça à la fois irrationnel et absurde et ça me fascinait. Et juste avant que la crise des migrants commence à être au cœur de l’actualité, ces deux sujets sont venus à se croiser. L’idée de ce migrant capable de léviter est donc venue à ce moment-là et a été motivée par ma volonté de montrer une nouvelle image des réfugiés et des migrants. Une fois l'idée trouvée, l’écriture du film a commencé.

La Lune de Jupiter contient beaucoup d’éléments issus du fantastique mais entretient aussi un rapport très réaliste avec ce qu’implique d’être un migrant aujourd’hui, c’était l'objectif ? Mélanger le surnaturel avec la réalité très dure de la situation ?

Oui, absolument. Je voulais créer un nouveau mélange de genres auxquels, selon moi, les spectateurs soient plus ouverts, au sein desquels ils peuvent facilement entrer.  Avant White God, je me sentais assez restreint et j’avais eu quelques problèmes avec la structure envahissante de n’importe quel genre, ou non-genre dans le cas du film d’auteur. Dès que l’on se place dans un carcan, on est vite emprisonné. Et puis, formellement, cette méthode ne correspondait pas avec ma réalité, il me fallait un mélange ! Cette volonté a été le point de départ de ce métissage. Mais disons que La Lune de Jupiter est à mi-chemin entre le film fantastique de super-héros, l'allégorie angélique et le film social. C’est ce qu’on a voulu combiner.

Quels rapports entretenez-vous avec les genres que vous avez évoqués ?

J’ai grandi dans les années 80, sous un gouvernement communiste, où ont émergés, dans le même temps, le cinéma d’auteur sérieux d’un côté, le « septième art », qui avait une place importante dans la culture et occupait les centres culturels du pays, et le cinéma populaire. Dans la petite ville où j’ai grandi, il y avait aussi un cinéma où des films américains étaient projetés. Je me suis donc mis à regarder à la fois les films d’Andrei Tarkovski et Terminator, Blade Runner et les films d'Eric Rohmer.

Tout ça a finit par se mélanger dans mon esprit. C’est la raison pour laquelle, quand je tourne une séquence d’action, je ne le fais pas uniquement parce que j’ai envie de réaliser un film d’action, mais aussi parce que je veux lui donner du sens. Ce mélange de culture là va avoir, je pense, une place de plus en plus importante à l’avenir. Mélanger ces genres et ces styles permet de refléter cette réalité où tout se mélange.

La Lune de Jupiter m’a personnellement rappelé Les Fils de l’homme, qui était aussi visuellement impressionnant et au sein duquel le miracle venait également d’un réfugié. Votre film et celui d’Alfonso Cuaron sont comme liés…

Je n’y avais pas pensé, mais en effet. Quand Les Fils de l’homme est sorti, c’était une révolution telle que personne ne comprenait vraiment de quoi le film parlait véritablement, et ça a été un échec commercial. Depuis, le temps a passé et le film est plus que jamais contemporain, maintenant on a les clés pour le comprendre. C’est un peu pareil avec La Lune de Jupiter. Le film raconte cette crise des migrants comme un événement étant venu « pour » nous, et pas « contre nous ».

Ce n’est pas l’opinion actuelle, j’espère que ce sera le cas à l’avenir ! Le sens du film est là : on doit penser cette crise en tant qu'un cadeau, non comme un fardeau. Cette crise est un signe. Et c’est pour ça que la lévitation miraculeuse est primordiale dans le film. Je pense que quand les spectateurs quittent la salle de cinéma à la sortie du film, c’est une image dont ils se souviendront.

La Lune de Jupiter

Justement, ces questions relatives au miracle et à la foi sont au cœur du film. Vous pensez que c’est ce qu’il manque en ce moment ? Que la croyance au miracle est la solution à cette crise humanitaire ?

Oui. J’ai toujours pensé qu'on lisait beaucoup à propos d’éventuels miracles, mais qu’on ne les reconnaissait pas assez dans nos vies, qu’on ne cherchait pas à savoir s’ils existaient ou non. Moi, j’y crois ! Les miracles nous entourent et nous devons les comprendre et les ressentir, pas juste les utiliser ou les exploiter. Notre époque est dingue, chaotique et bordélique. Elle est très difficile à comprendre, les contradictions sont partout ! Si on veut créer une image forte et contemporaine, on ne peut donc pas se résumer à retranscrire ce chaos ambiant, il faut savoir y intégrer le miracle.

Tous les genres et toutes les idées que vous mélangez sont comme reliés par le miracle de la lévitation d'Aryan…

Absolument ! Au-delà de ça, on voulait surtout recréer la structure dans laquelle nous vivons, pour que l’on puisse sentir cette pression et cette violence inhérente tout en encourageant les individus à s’élever. C’est pour cela que la caméra ne se repose jamais sauf quand celle-ci se déplace lentement dans les airs.

La seule manière de souffler et de lever les yeux.

Oui, c’est assez clair dans le film. On a oublié de regarder en l’air. Nos sociétés sont trop connectés, trop horizontales. Je pense par exemple que les réseaux sociaux peuvent être vraiment dangereux. Ils entretiennent les rumeurs et favorisent les discours haineux, le conservatisme. Alors qu’ils auraient dû favoriser la démocratie et le progrès, le partage, on vit au final dans une époque très conservatrice. C’est une énorme contradiction.

On a aussi l’impression que vous mélangez beaucoup de techniques différentes pour retranscrire la grande variété d’images qui composent notre société et notre culture aujourd’hui…

Techniquement, on a essayé d’être innovant. On a travaillé avec des technologies que l’on ne connaissait pas et que l’on a dû découvrir. Tourner ce film a été une véritable aventure ! Les séquences aériennes, par exemple, ont été très difficiles à tourner. On a utilisé des effets spéciaux tout en n'ayant recourt qu'aux plus simples possibles car on voulait utiliser le réel autant que l'on pouvait. C’était très important que le film reste rattaché à la réalité malgré le fait que, formellement, le film nécessite évidemment quelques effets.

Je voulais refléter fidèlement ce que je ressens aujourd’hui pour pouvoir, dans vingt ans, sentir ce qu’était la vie en 2015, 2016. L’atmosphère ambiante lors des mois de tournage a été l’inspiration principale. En réfléchissant à l’allure visuelle de La Lune de Jupiter, on se demandait par quels moyens allons-nous pouvoir faire ressentir à la fois la pression, au sol, et le calme dans les airs. L'objectif était de raconter la dichotomie de notre temps et d'adapter visuellement le film selon ce principe. J’espère que cette forme documente en quelque sorte l’époque dans laquelle on vit.

Vous envisagez donc le film comme un témoignage de ce que nous vivons actuellement ?

Oui. Quand on regarde les photos de guerre de Robert Capa par exemple, cela me permet de comprendre la période au sein de laquelle elles ont été prises, et ce même si cela a sans doute été très perturbant de les découvrir à l’époque. Au fond, c’est un vrai défi, pour un cinéaste, d’essayer de transmettre sa connexion du monde contemporain à travers l’histoire et le temps.

La Lune de Jupiter

Au cinéma, on dit souvent qu’un sujet important ne peut pas être esthétisé ni mis en scène de n’importe quelle manière. C’est le débat qu’avait relancé un autre film hongrois, Le Fils de Saul, il y a deux ans. On voit bien que vous abordez aussi votre film sans complexe à propos de ces questions de représentation et que vous n’hésitez pas à faire de ce périple d’un jeune migrant un véritable spectacle visuel. Qu’en pensez vous ?

C’est un débat très théorique. Je comprends que le cinéma d’auteur ait besoin de ce genre de discussions, cela lui permet d’exister, mais pour ma part, j’ai toujours cru en l’industrie du spectacle. Surtout depuis que je travaille au théâtre, où à un certain point, lorsque vous ne vendez pas de places et que la salle est vide, vous comprenez que ça n’a pas de sens. La course à l'audience a malheureusement été exacerbée par l’obsession des chiffres, à partir du moment où on a commencé à savoir combien de personnes vous regardent et qui ils sont, etc.

Mais pour moi, le public et les spectateurs en général sont aussi importants pour le cinéma que sa reconnaissance en tant qu’art. L’un ne va pas sans l’autre. Je n’ai jamais voulu me sentir seul, comme un peintre qui ferait son art seul dans un atelier isolé. Les deux parties sont en opposition, bien sûr, et il faut trouver un équilibre : il est primordial de trouver un moyen d’atteindre les spectateurs, et ce, sans rabaisser la qualité artistique de votre film pour atteindre cet objectif.

Mais en réalité, dans La Lune de Jupiter, j’ai utilisé des genres populaires et une variété d’images, non pas uniquement pour satisfaire le spectateur, mais aussi pour décrire une réalité tout aussi variée et spectaculaire. Car au final, tout le monde est familier avec ce type d'images. Il est important de ne pas les ignorer ! Je pense qu'il faut utiliser les références visuelles de l’époque dans laquelle nous vivons pour mieux la décrire : la télévision, les films de super-héros ou Netflix font tous partie de notre vie et affectent les générations futures et nos enfants. On ne peut pas juste les mettre de côté, les ignorer et prétendre qu’elles n’existent pas pour mépriser les spectateurs en disant « de toutes façons, vous êtes trop stupides ! ».

Vous ne pensez pas qu’il y a un vrai complexe au sein du cinéma dit « d’auteur » à propos de sa relation avec le spectacle et le divertissement ?

Je pense aussi ! On a tendance à oublier que l’art qui compte a été, en tous temps, un art qui rassemble. Si un guitariste se met au milieu de la place du village et qu’il n’y a personne pour l’écouter, ça n’a pas de sens. Il ne faut pas ignorer les spectateurs ! Car rassembler, c'est aussi un moyen de perpétuer une œuvre. Prenez par exemple les chansons antiques, elles rassemblaient le public, ce qui leur permettait d’être chantées à nouveau par ceux qui l'auront écouté et ainsi de suite. C'est comme ça qu'elles ont traversé les âges !

La Lune de Jupiter

En parlant de l’audience, La Lune de Jupiter est sorti en Hongrie au mois de juin dernier. Comment le film a-t-il été accueilli ?

Comme on dit, « nul n’est prophète en son pays » ! Le film a fait des bons scores et avait de vrais supporters, mais, bien évidemment, c’est un film qui a été très controversé. On vit dans une situation très difficile en Hongrie, avec des mouvances populistes d'extrême droite qui gangrènent le pays à l'image de l’Europe entière depuis une dizaine d’années. Concernant l’art et le cinéma, on ne subit certes aucune censure et il y a une vraie liberté mais, dans le même temps, le public peut être très réfractaire à certaines propositions. Les gens n’ont pas vraiment d’affinité très prononcée pour l’art d’aujourd’hui. La situation politique est très dure en Hongrie, basée sur des messages haineux et des discours populistes : ça détruit l’âme et ça empêche le public d’être véritablement attiré par des propositions contemporaines. En tout cas, ça n'aide certainement pas à s'ouvrir l'esprit !

Vous vouliez parler spécifiquement de votre pays dans La Lune de Jupiter, bien qu'il s’adresse aussi à toute l’Europe ?

Oui, car en Hongrie la situation est catastrophique. Des milliers de personnes fuyant la guerre sont laissées à l’abandon. C’est une vraie honte de voir comment nous avons géré ça. Mais oui, je pense que La Lune de Jupiter est mon film le plus hongrois, encore plus que White God ! Que ce soit dans les sujets qui y sont abordés que dans les images, les personnages, et l’atmosphère générale du film...

Vous préparez actuellement votre prochain film, un film américain avec Bradley Cooper et Gal Gadot (Deeper). Pouvez-vous nous parler de ce nouveau projet ambitieux ?

C’est mon premier film de studio et le travail est naturellement très différent. Être un auteur en Europe ou aux Etats-Unis, ça n’a rien à voir ! À part ça, la préparation du film se déroule bien. Nous verrons le résultat quand il sera terminé car il y a souvent des changements et des évolutions au cours de la production de gros projets comme celui-ci. Mais si tout va bien, le tournage débutera en mars ou en avril 2018. Max Landis (scénariste de Chronicle, Docteur Frankenstein, ndlr) est au scénario donc ça s’annonce assez fou, toujours avec un mélange de genres filmiques très différents. Le film ne trahira pas du tout mon travail. Disons que ça le supportera, mais vous verrez ! En tout cas, c'est une toute nouvelle expérience de travail qui est très stimulante !

Propos recueillis par Corentin Lê

 

 

La Lune de Jupiter sortira en salle le mercredi 22 novembre 2017 (notre avis est à lire ici). Ci-dessus la bande-annonce.