Jean-Pierre et Luc Dardenne (Tori et Lokita) : "Espérons que le film fera tomber des préjugés"

Jean-Pierre et Luc Dardenne (Tori et Lokita) : "Espérons que le film fera tomber des préjugés"

À l'occasion de la sortie de "Tori et Lokita", nous avons rencontré les frères Dardenne. Les cinéastes sont revenus sur l'origine de ce drame et son évolution, mais aussi sur le propos politique du film ainsi que sur leur collaboration avec les jeunes Pablo Schils et Joely Mbundu.

Tori et Lokita : un duo bouleversant

Récompensé par le Prix du 75e au dernier Festival de CannesTori et Lokita raconte l'histoire de deux jeunes amis incarnés par les impressionnants Pablo Schils et Joely Mbundu, qui se battent pour mener une vie décente en Belgique après leur arrivée d'Afrique.

Alors qu'elle n'arrive pas à obtenir des papiers d'identité, Lokita tombe dans la clandestinité criminelle, malmenée et abusée par des gangsters. Dans cette descente aux enfers, elle peut toujours compter sur Tori, qui fait tout pour la retrouver.

Tori et Lokita
Tori et Lokita ©Diaphana

Pour la sortie de ce drame qui met en avant deux personnages incroyablement attachants (retrouvez notre critique ici), nous avons rencontré les frères Dardenne. Les réalisateurs nous ont parlé d'une loi belge sur la protection de l'enfance qu'ils jugent absurde, de la genèse du projet et du fait de se consacrer à nouveau à la jeunesse, après L'Enfant, Le Gamin au vélo ou encore Le Jeune Ahmed.

Rencontre avec Jean-Pierre et Luc Dardenne

Quel est le point de départ de Tori et Lokita ?

Luc Dardenne : Il n’y a pas de point de départ. Il y a le fait qu’il y a dix ans, on a écrit un embryon de scénario, qui était resté dans nos têtes, autour d’une famille du Cameroun. Une mère et deux enfants. La mère devant à un moment donné rentrer, et les enfants rester et attendant le retour de leur mère. En réalité, la fille de la famille dont on s’est inspirés s’appelait Lokita. Et puis on a fait Le Gamin au vélo, on a fait les autres films. On a repensé à nos personnages et on s’est dits : "Peut-être qu’il faudrait raconter une histoire sans la mère". Et on a commencé à voir ces enfants seuls.

On avait lu des choses sur les enfants exilés, leurs problèmes de solitude qui sont énormes. Par rapport à cette solitude, on s’est demandés ce qu’on pourrait opposer à cette réalité, qui est sordide, qui est difficile, qui est dure. Et on s’est dits qu’on pourrait raconter une amitié. On voulait construire une amitié qui ne serait jamais trahie et qui résisterait jusqu’au bout. Et il y aurait des oppositions. Donc on a commencé à faire une structure, en résistant à la tentation de casser cette amitié. Il y avait une réplique dans l’embryon de scénario où la mère disait : "Ne vous séparez jamais sinon vous allez mourir. Restez ensemble". Et ça, c’est resté.

La deuxième chose, c’est qu’on s’est dits qu’on faisait un film sur une réalité actuelle. Il y a des enfants qui disparaissent des radars de la police et de la justice, des radars sociaux, et on ne sait pas ce qu’ils deviennent. Ce n’est pas normal dans une démocratie, puisqu’on est des sujets de droit et de protection de l’enfance. Comment ça se fait que ces enfants disparaissent ? C’était quelque chose qu’on voulait aussi dénoncer, le fait qu’il y a une tendance à entrer dans la clandestinité, appelons ça criminelle, quand on sait qu’à 18 ans on va être expulsé. Donc on s’est dits qu’on allait dénoncer ça.

Tori et Lokita
Tori et Lokita ©Diaphana

Tori et Lokita sont deux personnages qui vivent énormément de choses, des choses très compliquées. Mais il y a une luminosité qui se dégage du film, notamment à travers leur complicité, alors qu’ils sont entourés de personnages pour la plupart malveillants…

Jean-Pierre Dardenne : Cette luminosité, c’est le moteur du film. Oui il y a les obstacles, mais comment cette amitié va leur permettre de les contrôler et de les surmonter ? Et puis, ils ne sont pas tout le temps face à l’adversité, il y a aussi des moments de forte complicité, que seule une véritable amitié permet.

Ce qui était aussi intéressant pour nous, c’est de voir comment lorsque les situations sont plus fortes qu’eux et les séparent, comment ils trouvent les moyens pour être ensemble. À travers le son, à travers la photographie, avant de se retrouver physiquement.

Luc Dardenne : Ce sont des inséparables.

Leur passé commun n’est évoqué qu’à travers leurs discussions, et c’est finalement quelque chose d’implicite, comme dans beaucoup de vos films. Vous vous refusiez de filmer leur passé ?

Jean-Pierre Dardenne : Oui. On s’est dits qu’on les prenait au présent. Il y a une scène, qui n’a pas été tournée, où le présent qu’ils vivaient les renvoyait peut-être explicitement à leur passé sur le bateau mais il y en a d’autres qui l’évoquent aussi. Le côté clandestin de Tori, dans la voiture par exemple, toutes ces choses-là, on s’est dits que c’était aussi une manière d’évoquer leur passé sans en parler.

Pour les interprètes de Tori et Lokita, le choix de Pablo Schils et Joely Mbundu s’est fait rapidement pendant le casting ?

Luc Dardenne : On a vu une centaine d’enfants mais pour Tori et Lokita, on a jamais eu de gros doute sur le fait que c’était eux qu’on devait choisir, même s’il y en avait d’autres qui se profilaient un peu. Finalement, ils se sont imposés naturellement. Elle est grande, il est petit, c’était un peu déjà dans le scénario.

Jean-Pierre Dardenne : Joely on l’a trouvée assez vite, le deuxième jour de casting. Tori c’était l’inverse. Au bout de trois mois, quatre. On avait des possibilités mais on n’était pas entièrement convaincus.

Tori et Lokita
Tori et Lokita ©Diaphana

Ils ont une alchimie magnifique dans le film. Est-ce qu’elle se ressentait aussi en coulisses ?

Luc Dardenne : Non. Pablo, c’est un enfant.

Jean-Pierre Dardenne : Donc il joue au foot. (Rires)

Luc Dardenne : Il est encore à l’école, il venait d’avoir douze ans. On l’a revu, maintenant il a treize ans, ce n’est plus le même. Quand on tournait, quand il vient la réveiller, on lui disait qu’il pourrait peut-être s’asseoir sur le lit, assis, contre elle. "Sur le même lit qu’une fille ?" (Rires) Il fallait lui expliquer...

Il a fait des très belles propositions, sans doute meilleures que ce qu’on avait imaginé. Mais il a bien senti le truc, le rapport entre les corps. (…) Quand ils se retrouvent, dans la caverne si je puis dire, il a par exemple proposé le check. Et on a imaginé un check. Et c’était mieux, ça nous permettait à la caméra le sourire de Lokita. Il a apporté des choses magnifiques. Et elle aussi !

Avec Tori et Lokita, vous traitez à nouveau l’enfance…

Jean-Pierre Dardenne : Visiblement, il y a un truc qui nous travaille. (Rires) Pour citer (Vittorio) De Sica, les enfants nous regardent. C’est le monde vu à travers les yeux des enfants. Et ici, c’est vraiment chimiquement pur, puisque ce sont des enfants sans famille, et le monde adulte autour d’eux est hostile. Ils sont vraiment tout seuls. Et la seule manière de s’en sortir, c’est d’être ensemble. L’hostilité peut être permanente, les adultes les considèrent comme des sources d’exploitations, dans tous les sens du terme. Ça renforce le pouvoir et la beauté de leur amitié. Il nous a semblé qu’avec des enfants on pouvait faire ça. Avec des adultes, ça n’aurait pas été possible.

Vous avez eu des retours officiels sur le propos politique du film, peut-être après la présentation au Festival de Cannes ?

Luc Dardenne : Il y avait deux hommes politiques à la projection, qui peuvent décider des choses dans notre pays (la Belgique, ndlr). Ils ont été impressionnés, ils ont dit : "On pouvait imaginer que ça existait mais le voir, c’est différent. Il faut faire quelque chose". On va voir quand le film va sortir. C’est ça qu’on dénonce aussi, pour être très précis, c’est qu’il y a une loi de protection de l’enfance, donc jusqu’à 18 ans vous êtes protégés. Ils doivent être pris en charge par les institutions. À 18 ans, là tout d’un coup c’est fini. Ils sont majeurs, on les renvoie. Ou alors ils doivent entrer dans la clandestinité si jamais ils n’ont pas leurs papiers.

Il faut imaginer une loi différente de l’épée de Damoclès qui pèse sur eux aujourd’hui. Si on avait une loi qui permet de poursuivre le cursus entamé quand ils sont mineurs… Nos deux personnages, qu’est-ce qu’ils veulent ? Un appartement, aller à l’école et elle être aide-ménagère. Et pour ça, on devrait les virer. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans notre inhospitalité. Il faut réfléchir et donc changer les lois, leur permettre de rester. Le film ne va pas provoquer ça mais j’espère qu’il fera réfléchir. Nos deux personnages sont vraiment des gens qu’on a envie qu’ils vivent. Leur amitié est belle. Espérons que ça fera tomber certains préjugés…

Tori et Lokita est à découvrir au cinéma dès le 5 octobre 2022.