Non, Killers of the Flower Moon n'est pas raciste (pas plus que le cinéma de Martin Scorsese n'est misogyne)

Non, Killers of the Flower Moon n'est pas raciste (pas plus que le cinéma de Martin Scorsese n'est misogyne)

Émettre des critiques au sujet "Killers of the Flower Moon" sur un supposé racisme visant le peuple Osage, ou sur une supposée misogynie relative au développement du personnage de Lily Gladstone démontre qu'on ne comprend rien à la démarche de Martin Scorsese et à l'exceptionnelle qualité et perspicacité de son cinéma.

Killers of the Flower Moon, des critiques illégitimes

Il va falloir attendre qu'un peu de temps se passe pour saisir entièrement combien Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese est un chef-d'oeuvre de cinéma et un récit important d'humanité. Il l'est, pour plusieurs raisons.

D'abord, en elles-mêmes, ces 3h26 de récit cinématographique sont d'une facture exceptionnelle. Sur sa forme, Killers of the Flower Moon est donc un film à la richesse et à la complication (au sens horloger du terme, avec un très haut degré de sophistication et de précision de sa mécanique) très rares. Ensuite, sur le fond, intrinsèquement lié à la forme, Martin Scorsese raconte un génocide, et jusque-là très peu de films ont autant réussi à rendre compte de ce que peut être un génocide, de son élaboration jusqu'à son exécution. Last but not least, au sein de la filmographie de Martin Scorsese, Killers of the Flower Moon est un pur film scorsesien mais aussi un contrepied, qui change sa perspective traditionnelle.

Killers of the Flower Moon
Killers of the Flower Moon ©Paramount Pictures

Killers of the Flower Moon ne mérite ainsi pas toute la variété de critiques douteuses qui voudraient détecter dans ce film une narration raciste, un penchant misogyne, et qui suggèreraient globalement que Martin Scorsese serait un cinéaste dépassé, au crépuscule et en bas de la courbe de sa carrière. Une critique particulièrement vise le traitement du personnage de Mollie Burkhart, interprété par Lily Gladstone. Un personnage qui serait paresseusement sous-développé, invisibilisé, en d'autres termes qui serait une forme de figuration très avancée pour simplement fournir un support sur lequel raconter l'histoire des gangsters Bill Hale et Ernest Burkhart. Pour comprendre pourquoi cette critique est une incompréhension totale du film de Martin Scorsese, il faut commencer par revenir à son film de 2019.

De Peggy Sheeran à Mollie Burkhart

Plusieurs films de grands réalisateurs sortis en 2019 se sont saisis du changement de société, et ils l'ont signifié dans leur cinéma. On pense notamment à Once Upon a Time in... Hollywood et The Irishman. Dans ces deux films, oeuvres de cinéastes dont la filmographie est culturellement masculine, les personnages principaux - exception faite de Cliff Booth - sont des hommes qui n'ont plus l'intelligence et la conformité de leur temps. Entre l'irrémédiable destinée de has been de Rick Dalton et la ringardisation de gangsters obsolètes, un décalage net s'est opéré.

Toute la dernière partie de The Irishman montre ainsi des gangsters affaiblis, grabataires, enfermés dans une immoralité violente qui les a rendus bestiaux et isolés. Un élément de The Irishman, qui avait fait controverse au moment de sa diffusion sur Netflix, soulignait alors l'inadaptation et la bêtise de ces hommes : le personnage mutique incarné enfant par Lucy Gallina et adulte par Anna Paquin, Peggy Sheeran, la fille du personnage incarné par Robert De Niro.

Peggy Sheeran (Anna Paquin) - The Irishman
Peggy Sheeran (Anna Paquin) - The Irishman ©Netflix

Il a été reproché à Martin Scorsese d'avoir quasiment invisibilisé le personnage, la rendant muette, tétanisée par le comportement de son père. Mais pourquoi ce reproche ? Alors que Martin Scorsese s'applique ici à montrer la totale incapacité à laquelle les hommes condamnent les femmes (surtout les "leurs") par leur bêtise, leur violence, la création d'un monde par eux seuls et pour eux seuls ? Pouvait-il signifier mieux l'horreur de la situation qu'en montrant la privation d'une possibilité d'intervention, et plus profondément la privation d'un discours qui dénonce cette horreur ? Ce n'est pas un mystère, l'art du cinéma n'est pas de dire mais de montrer.

C'est en partant notamment de ce personnage incarné par Anna Paquin qu'on peut comprendre l'écriture de celui de Lily Gladstone qui, n'en déplaise à certains, est bien un personnage principal de Killers of the Flower Moon. Mollie Burkhart est tout autant que Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio) et Bill Hale (Robert De Niro) le personnage principal de l'histoire, mais elle n'est pas le personnage le plus agissant de l'histoire. Il faut faire cette distinction, et rappeler aussi que ce genre cinématographique croisé entre western épique et films de gangsters nécessite une structure dramaturgique développée sur de l'action. Mais il n'y a pas à agir beaucoup pour être principal dans un récit.

Mollie est le personnage principal de l'histoire parce qu'elle est l'incarnation, la figure centrale de la tragédie génocidaire qui se déroule. Objecterait-on à Steven Spielberg que, fondamentalement, le peuple juif n'est pas le personnage principal de La Liste de Schindler parce qu'on le voit moins que ses bourreaux ? Qu'il n'est pas le personnage central vers qui les actions d'Oskar Schindler et d'Amon Göth sont orientées ? En d'autres termes, que la petite fille en rouge n'est pas le personnage principal de La Liste de Schindler ?

Respecter l'histoire et la sortir de l'ombre

On peut lire à certains endroits que les Osage seraient infantilisés dans Killers of the Flower Moon, montrés sans ressources, dociles, manipulables. C'est faire preuve d'une part d'irrespect et d'autre part d'ignorance, la seconde amenant vraisemblablement le premier.

Killers of the Flower Moon raconte une manoeuvre génocidaire, une tentative d'épuration ethnique. Pour qu'un génocide puisse avoir lieu il faut que certaines conditions soient réunies, dont celle, sine qua non, d'une incapacité collective structurelle de la population attaquée à se défendre. En d'autres termes, comment lutter contre le crime organisé quand on n'a pas de contre-organisation, comme par exemple une police ? Comment lutter contre une invasion de son territoire quand on n'a pas de frontières, pas d'armée ? Comment obtenir justice quand aucune autorité judiciaire ne le permet ? Les différentes populations amérindiennes sont des nations, mais ne sont pas au sens juridique des États. Dès lors, comment s'opposer à la violence faite contre soi et son peuple ?

Killers of the Flower Moon
Killers of the Flower Moon ©Paramount Pictures

C'est une dimension importante et encore inavouée de l'histoire de l'Amérique qui se déploie dans Killers of the Flower Moon, celle des génocides des peuples autochtones et de l'appropriation de leurs ressources, ce qui est aussi une grande part de l'histoire politique mondiale de l'humanité depuis qu'elle s'est faite société. Si Martin Scorsese avait conféré plus de pouvoir au peuple Osage qu'il n'en avait réellement, s'il avait rendu ces personnages plus agissants - par exemple pour faire de son film un film à suspense -, alors il aurait révisé et corrompu l'histoire vraie, en se l'appropriant à des fins de divertissement. Martin Scorsese ne fait pas ce que fait Quentin Tarantino, et quel sens y aurait-il à le lui reprocher ?

Offrir un nouveau récit authentique

Raciste envers les Osage Killers of the Flower Moon ? Misogyne ? C'est ignorer les efforts de Martin Scorsese et du scénariste Eric Roth pour apporter une nouvelle perspective, complémentaire, à ce qu'a fait David Grann dans son livre. Son livre n'est pas un roman, mais un récit. Le titre entier de celui-ci est : "Killers of the Flower Moon: The Osage Murders and the Birth of the FBI". C'est un récit d'enquête sur les meurtres dans la population Osage entre 1910 et 1930 et donc aussi sur la naissance du FBI, dont l'enquête sur les meurtres des indiens Osage est une des premières investigations criminelles de cette nature.

Martin Scorsese aurait pu, comme dans le livre de David Grann, raconter Killers of the Flower Moon du point de vue de Tom White, l'agent en charge de l'enquête. Montrer les débuts du FBI sous l'ère d'Edgar Hoover, le film pourrait être passionnant. Clint Eastwood l'a d'ailleurs fait, avec Leonardo DiCaprio, dans J. Edgar. Déjà fait, mais surtout trop attendu, trop dans la zone de confort, trop, en l'occurrence, une histoire d'hommes blancs et de leur pouvoir. Martin Scorsese a donc choisi de ne pas raconter la justice, mais l'injustice.

Killers of the Flower Moon
Killers of the Flower Moon ©Paramount Pictures

Ne pas raconter l'enquête, mais raconter les faits qui ont donné lieu à cette enquête. Et donc raconter le mal qui est fait aux Osage. Et tout particulièrement aux femmes, à Mollie et à ses soeurs. Raconter la tragédie dans son intimité et dans sa complexité, au sein d'un couple qui, malgré tout, s'est aussi beaucoup aimé. Et surtout, ne pas mettre en scène un début de réparation que pourrait être l'enquête du FBI, pour finir sur la note rassurante que finalement l'humanité n'est pas si monstrueuse que ça et que vivent les institutions américaines et l'american dream !

Ainsi, la vérité de Killers of the Flower Moon n'est pas celle d'une société criminelle qui prendrait conscience et réparerait, mais celle d'une société qui est intrinsèquement pourrie, mauvaise, cupide, avide, assassine. Et en réalité, jamais dans toute sa formidable filmographie Martin Scorsese n'a autant dénoncé et condamné ses personnages masculins. On peut formellement le remarquer sur un élément : l'avilissement physique du personnage de Leonardo DiCaprio. En effet, pour bien signifier combien celui-ci n'est pas un être doué de quoi que ce soit, il est affublé d'une prothèse de mâchoire pour le rendre parfaitement brute. C'est le seul point caricaturé du film, et c'est peut-être dommage. Mais il fait apparaître une volonté claire : ce personnage ne doit strictement rien avoir qui ferait naître une once d'empathie. Alors que Lily Gladstone est elle filmée en majesté, irradiante, avec des plans appliqués sur son regard d'une profondeur abyssale et qui se passe de mots.

On peut retenir à cet égard la magnifique séquence du dîner et de l'orage, où Mollie apparaît entièrement antagoniste à Ernest - et donc à tous les codes de son univers -, ralentissant le temps, rendant toute conversation non-avenue, pour simplement vivre l'orage. À ce moment du film, la supériorité humaine totale de Mollie sur Ernest est écrasante.

Killers of the Flower Moon
Killers of the Flower Moon ©Paramount Pictures

Au delà du bien et du mal

Étrange qu'en 2023 le manichéisme comme grille de lecture ait toujours autant cours. Il y aurait les bons et les méchants. Il y aurait une justice immanente et évidente dans tous les récits. Mais Martin Scorsese est au-delà. Pourquoi ? Parce que les auteurs parlent de relations humaines, les bonnes et les mauvaises, et les grands auteurs parlent eux de condition humaine. Et il n'y a pas de bonne ou mauvaise condition humaine, il y a simplement la condition humaine et sa profonde complexité.

Travis Bickle est-il bon ? Non. Est-il fondamentalement meilleur que le proxénète Sport (Harvey Keitel) ? Non plus. Jake LaMotta, Jimmy Conway, Max Cady, Sam Rothstein, Frank Sheeran sont-ils des mecs "bien" ? Bien sûr que non. Il en va de même pour les personnages incarnés par Leonardo DiCaprio chez Martin Scorsese. Sont-ils des personnages mus par la bienveillance et dotés d'une boussole morale vertueuse ? Non plus.

Sam Rothstein (Robert De Niro) - Casino
Sam "Ace" Rothstein (Robert De Niro) - Casino ©Universal Pictures

À quelques exceptions près, les personnages des films de Martin Scorsese sont ainsi des types médiocres, obtus, pris dans des forces qu'ils ne maîtrisent pas, et ils finissent tous par en souffrir. Il est d'ailleurs intéressant de noter que Quentin Tarantino, dans son livre Cinema Speculations, raconte combien le public se moquait de Travis Bickle dans Taxi Driver, combien il y avait des rires lors des projections au cinéma à chacune de ses actions, et qu'il était d'abord perçu comme un personnage de comédie. Travis Bickle, ancêtre de l'incel contemporain, est-il grotesque et donc aussi à moquer ? Bien sûr, et le dire n'est pas dire pour autant qu'il n'est pas complexe. La condition humaine est là, la tragédie est là, et il en va de même pour Killers of the Flower Moon. Osons même : Jésus était-il un pauvre type, aussi faillible humainement que ses apôtres, disciples, et fidèles ? Oui.

Killers of the Flower Moon, l'éloge de la bonne mesure

En dehors de toute considération morale, le personnage de Mollie aurait-il pu être un peu plus développé dans Killers of the Flower Moon ? Bien entendu. Mais comme Christopher Nolan le rappelait récemment, critiqué pour l'absence de point de vue japonais dans Oppenheimer, la réalisation d'un film, de son écriture à son montage, est soumise à la rigueur narrative du script et à des nécessaires choix, choix sans lesquels il n'y a ni art ni cinéma. Un enjeu fondamental de la réalisation d'un film est la mesure entre ce qu'on montre et ce qu'on ne montre pas. Christopher Nolan prenait alors l'exemple évident du cinéma d'horreur, où la suggestion par l'absence est aussi effective que la démonstration par la présence. Dans cette perspective, la mesure appliquée par Martin Scorsese dans Killers of the Flower Moon est d'une très grande finesse.

Killers of the Flower Moon
Killers of the Flower Moon ©Paramount Pictures

Comme le titre l'indique, le récit s'intéresse aux "tueurs", et Martin Scorsese explore donc le point de vue des bourreaux, ce qui est une constante dans sa filmographie. Il se tient à cette narration, à une omniscience qui ne concerne que les "tueurs". Mais il ne s'arrête pas là, comme il a pu auparavant le faire dans, par exemple, Les Affranchis et Casino. En effet, Martin Scorsese s'intéresse aussi dans Killers of the Flower Moon aux victimes, aux "tués", à une population civile qu'il a traditionnellement laissée hors champ. D'une certaine manière, il accomplit avec Mollie Burkhart ce qu'il n'avait qu'effleuré avec Karen Hill (Lorraine Bracco) dans Les Affranchis, puis développé avec Ginger McKenna (Sharon Stone) dans Casino, et enfin certifié avec Peggy Sheeran dans The Irishman.

Martin Scorsese ne s'est pas trompé

Supposer un seul instant que Martin Scorsese aurait échoué dans son récit, libérant malgré lui une invisibilisation des victimes, voire du racisme et de la misogynie, est une erreur grossière. Et une erreur qui a une conséquence dramatique : ignorer quels films le sont vraiment. N'oublions pas qu'en plus de son oeuvre propre, Martin Scorsese est un extraordinaire philantrope du cinéma. Quand il ne tourne pas, quand il ne produit pas, il regarde, il découvre, il restaure, il montre et promeut d'autres films. Preuve s'il en est qu'il n'est pas du tout un cinéaste dépassé, bien au contraire.

Peut-on expliquer son absence de la compétition au Festival de Cannes 2023 parce que le comité de sélection aurait repéré de lourdes fautes dans Killers of the Flower Moon, ou plutôt parce qu'il aurait infligé aux autres compétiteurs une trop rude concurrence, déséquilibrant largement le concours ?

C'est une question qu'on peut se poser, bien plus légitime que celle, irrespectueuse, qui préjuge que Martin Scorsese ferait partie de ces cinéastes vétérans renommés à qui les festivals déroulent le tapis rouge par une révérence très déplacée pour des films qui, quand ils ne sont pas honteux, sont au mieux anecdotiques. À 80 ans, Martin Scorsese maîtrise lui pleinement son savoir-faire et tient un discours d'une acuité et d'une modernité largement supérieur aux discours de la très grande majorité de ceux qui prétendent aujourd'hui "faire du cinéma", et aux discours de l'encore plus grande majorité de ceux qui le commentent.