The Dark Knight : 10 ans après, que reste-t-il des super-héros ?

The Dark Knight : 10 ans après, que reste-t-il des super-héros ?

C’est le 14 juillet 2008 aux Etats-Unis, et le 13 août en France, que sortait sur grand écran le deuxième volet de la trilogie Batman de Christopher Nolan : "The Dark Knight". Un film majeur dans le genre super-héroïque (et pas que), désormais ancré dans l’inconscient collectif.

Dix ans se sont écoulés depuis la sortie de The Dark Knight et désormais les super-héros sont légion et pas prêts de s’arrêter. À base de trois films par an, rien que chez Marvel, tandis que chez DC les projets sont nombreux bien qu’encore incertains. On ne parle même pas des idées d’adaptations de comics lancées ici et là dont on attend de réelles confirmations.

Dans tous les cas, les derniers films en date ont quasiment tous explosé le box-office (800 millions de dollars dans le monde pour Wonder Woman, près du double pour Black Panther et Infinity War). Mais bien que les moyens mis à disposition soient colossaux et que le public leur rend bien, le cinéma de super-héros n’a jamais été aussi lisse. Et revoir aujourd’hui un film comme The Dark Knight, c’est prendre un peu plus conscience de tout ce qui manque aux productions actuelles pour être autre chose que du simple divertissement.

À l’origine : un auteur

The Dark Knight, c’est avant tout l’œuvre d’un réalisateur-auteur suffisamment important, après seulement deux longs-métrages américains, pour imposer sa vision des choses et sa méthode de travail. Ainsi, au moment de s’attaquer à Begins en 2005, rien n’était fait pour préparer une trilogie, ni même un second opus. Christopher Nolan se permettant, après le succès du premier film, d’aller réaliser Le Prestige avant de s’attaquer à The Dark Knight. Il récidive ensuite avec Inception qu’il réalise avant The Dark Knight Rises, sorti quatre ans après le second film sur Batman. Impensable à l'heure actuelle où les films doivent s’enchaîner et être connectés les uns avec les autres.

The Dark Knight : 10 ans après, que reste-t-il des super-héros ?

De plus, comme Sam Raimi avant lui (Spider-man en 2002), Bryan Singer (X-Men en 2000) ou même Tim Burton (Batman en 1989), il ne s’agit pas pour Nolan de faire un film DE super-héros, mais plutôt AVEC. De raconter une histoire dans laquelle le cinéaste peut développer ses obsessions et ses thématiques personnelles. Bref, s’accaparer le produit, en être quasiment à l’initiative, et ne pas être un simple élément de la chaîne au sein d'une grosse production de studio. Pour Nolan, cela se traduit déjà par une implication au scénario (aux côtés de son frère, Jonathan Nolan, et de David S. Goyer).

Dans le MCU actuel, on ne trouve ce cas de figure que très rarement : Ryan Coogler pour Black Panther, James Gunn pour Les Gardiens de la galaxie et Joss Whedon sur les deux premiers Avengers. Du reste, à part la récurrence de Christopher Markus et Stephen McFeely (bientôt six films Marvel à leur actif), les scénaristes ont été extrêmement variés. Qui plus est, ces deux derniers sont presque toujours restés dans leur zone de confort (du film grand public comme les trois opus du Monde de Narnia), ce qui en fait des scénaristes, au mieux, efficaces pour répondre aux exigences du producteur Kevin Feige. Pour ce qui est du DCEU, la donne est différente étant donné l’implication de Zack Snyder, mais on y reviendra.

Un cinéma influencé et innovent

Ainsi, là où Christopher Nolan est parvenu à développer des thématiques qui lui sont propres, à traiter de la figure du héros, de la société, et même de son cinéma et de ses influences, il peut également dicter son rythme et le genre de son film. Justement, le cinéaste a toujours su détourner les genres cinématographiques. Il s’éloigne donc avec The Dark Knight du film super-héroïque pour proposer davantage un polar noir. Tandis qu'à l'écriture la figure héroïque est directement inspirée de John Ford et L'Homme qui tua Liberty Valance (la composition de trois personnages, le gentil Batman, le méchant Joker et le symbole Harvey Dent, dont on imprimera la légende plutôt que la réalité), on sent à l'image toute l’influence du cinéma de Michael Mann, et plus particulièrement son chef d’œuvre, Heat. Ne serait-ce qu’en termes d'ambiance et de mise en scène, et ce, dès la première séquence (voir l'extrait ci-dessous). Une scène de braquage qui n’est pas sans rappeler Heat, mais également Public Enemies ou Le Solitaire, de par l’approche réaliste, la manière de filmer les “professionnels” dans leur élément, et de montrer comment l'appât du gain aura raison de chacun des protagonistes - une thématique propre à Mann.

 

Il y a dans le film une personnalité visible à l’image, une précision indéniable et une volonté d’innover cinématographiquement. Comme Mann qui, avec Collateral, expérimenta le premier un nouveau type de caméra vidéo numérique HD, Nolan fait découvrir au grand public les possibilités offertes par l’IMAX. Il porte ainsi une grande importance au visuel et notamment à la photographie, travaillant majoritairement avec Wally Pfister. Le MCU n’a pas la même volonté. Ayant trouvé une formule qui marche (au box-office), les producteurs recherchent clairement des réalisateurs qui suivront les règles pour offrir un produit inoffensif, même si on peut noter des tentatives, en apparence, de toucher à différents genres. Les Gardiens de la Galaxie revisitant par exemple le space opéra, tout en suivant les mêmes règles scénaristiques et visuelles.

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Plus de faiseurs, moins d'auteurs

Là encore, peu de cinéastes choisis depuis dix ans sont à considérer comme des auteurs. Et les rares, comme Ryan Coogler par exemple, se voient évidemment en partie bridés par le studio. Pas étonnant qu’un réalisateur comme Edgar Wright ait été éjecté du projet Ant-Man. Car finalement, autant pour Marvel que DC, il est plus intéressant d’avoir un cinéaste pour ce qu’il représente, que pour ce qu’il pourrait vouloir exprimer. Avec Black Panther, il s’agissait de montrer l’ouverture du studio au public noir - répétant d’ailleurs à outrance qu’il s’agissait du premier film de super-héros noir, oubliant ainsi Blade. Avec Wonder Woman, on peut se demander si c'est bien pour sa vision que Patty Jenkins, mise de côté pendant plus de dix ans, a été engagée, ou par marketing : une femme pour réaliser Wonder Woman et prôner un pseudo-discours féministe. La vraie audace aurait été d’approcher une réalisatrice comme Jane Campion pour son regard éminemment féminin. Mais, évidemment, le résultat n’aurait pas été le même pour le studio.

En majorité donc, le MCU fait appel à des faiseurs, et pas forcément des très bons. Quasiment aucun n’étant par exemple vraiment capable de filmer de bonnes scènes d’action. Tous, ou presque, se reposant sur les effets numériques pour montrer des images “impressionnante”, mais en délaissant les mouvements de caméra. Le plus flagrant aura été avec Thor : Ragnarok. En observant la scène de l’arène, on se rend vite compte que derrière la débauche d’effets visuels servant à attirer notre attention, il y a une absence totale de mouvement. La caméra se contentant d’observer le spectacle de loin, au lieu de nous embarquer comme savait s’y bien le faire un Sam Raimi avec Spider-man.

C’était également le cas de Nolan, pourtant pas le plus intéressant sur ses scènes d’action (mais bien au-dessus de ce qu’on peut voir en ce moment, grâce à son montage et ses mouvements circulaires). Un vrai metteur en scène qui prend en considération l'espace. Si on analyse par exemple l’intrusion du Joker lors d’une soirée en l’honneur d’Harvey Dent (extrait ci-dessous), on remarque que la caméra est toujours en mouvement tout en étant focalisée sur le Joker, avec la foule en second plan, floue. Une manière de renforcer la tension de cette séquence, qui ne s’appuie pas uniquement sur des dialogues ou le personnage du Joker. Même sans être une séquence d'action à proprement parlé, cette scène reste extrêmement prenante.

 

Il y a évidemment quelques exceptions. Certains des derniers films de super-héros délaissant, le temps d’une scène au moins, l’usage des effets numériques pour réfléchir à une chorégraphie de mouvements. Comme Captain America : Civil War avec la scène d’appartement, ou Batman v Superman avec l’excellente scène de sauvetage de Martha par Batman. Deux scènes qui se replacent à hauteur d’humain, gagnant ainsi en réalisme. Rappelons à ce propos une certaine audace de Nolan dans son final de The Dark Knight, où la tension dramatique n'est plus tant du côté du héros, mais des civils et des prisonniers sur des ferrys, sur le point de s'exploser mutuellement. Ou comment Nolan en vient à questionner l'instinct de survie humain au détriment de ses valeurs.

L’exception complexe de Zack Snyder

Pourtant, la “concurrence” a montré qu’on pouvait avoir de très bons résultats avec un faiseur de qualité. Ce fut le cas du récent Logan qui a pu bénéficier de la présence de James Mangold. Un réalisateur sans personnalité apparente, mais qui parvient toujours à en donner à ses films tout en respectant les exigences d’un studio. Logan est ainsi apparu comme une exception au sein de la production actuelle : beau visuellement, brutal, cassant des codes des super-héros pour en prendre au road movie et au western... À l’inverse, DC a voulu parier sur un auteur en mettant plus ou moins à la tête de leur univers Zack Snyder. Un réalisateur critiquable, au style singulier qui peut déplaire, mais dont on ne peut nier la personnalité. Celui-là même qui, avec Watchmen, offrait une adaptation passionnante du comic d'Alan Moore et Dave Gibbons, mais n'eut malheureusement pas le succès escompté (185 millions de dollars au box-office mondial pour un budget de 130 millions). La faute, peut-être, à un objet trop riche pour ne tenir que sur un film, et mettant en scène des personnages moins connus du grand public.

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Dans le cas de Snyder avec DC, on peut estimer que Warner n’a pas osé lui donner une totale liberté. En atteste la version director’s cut de Batman v Superman qui rend bien plus justice au film que sa version cinéma, et les troubles dans la production de Justice League. Si les films du DCEU restent peut-être les plus intéressants sur le fond (BvS parle de religion, de racisme, d'immigration, de la société américaine, de la figure héroïque, de mythologie...), ils ont toujours pêché par une production indécise et sans vision claire. De plus, les comparaisons incessantes avec les résultats de Marvel au box-office ne sont pas pour les aider. Le studio se sentant forcément dans l’obligation de rattraper son retard au plus vite, au lieu de se construire tranquillement son univers en faisant abstraction de ses rivaux.

Une importance notable dans l’inconscient collectif

On ne peut donc pas nier l’importance financière des films de super-héros dans le cinéma actuel. Et au-delà des critiques faites à Marvel, il faut admettre un talent à avoir su se développer si bien dans le monde, symbolisant derrière cela tous les principes du capitalisme américain. Marvel est critiquable, appréciable ou non, mais bien présent dans notre société actuelle. Il n’empêche, que si aujourd’hui les films de super-héros cartonnent au box-office et pulvérisent à chaque fois de nouveaux records, cela n’en fait pas pour autant des grands films de cinéma (ce qu’ils ne cherchent pas spécialement à être), ni même des films dont on se souviendra.

Certainement que la marque Marvel restera dans les esprits, mais les films en eux-mêmes, cela reste moins sûr, et cela peut déjà se confirmer. Peu de temps après sa sortie, et encore dix ans après, des éléments de The Dark Knight sont apparus comme des références de la culture populaire. On pense au fameux “I’m Batman” que s’amusait dernièrement à ressortir Deadpool dans Deadpool 2, aux répliques du Joker “Why so serious” ou “Let’s put a smile on that face” devenues mythiques. D’ailleurs, le Joker est probablement un des rares méchants à avoir marqué autant le cinéma (ce dont manquent cruellement le MCU et le DCEU). Un vilain dont on ne connaît pas les origines, inquiétant, dangereux, impitoyable, et avant tout fascinant. Le tout accompagné de la performance remarquable d’Heath Ledger - récompensé, à titre posthume, de l’Oscar du Meilleur acteur dans un second rôle.

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C’est en repérant ce genre d’éléments dans l’inconscient collectif qu’on peut considérer The Dark Knight comme une référence (et ce, qu’on l'apprécie ou non), au même titre que Matrix, Le Seigneur des Anneaux ou la saga James Bond. À l’inverse, en dix ans de MCU, peu de choses auront été mémorables - sauf pour les fans. Que ce soit dans les dialogues, visuellement, ou même musicalement.

Dans The Dark Knight, justement, la composition stridente d’Hans Zimmer fait elle aussi écho à Michael Mann et à la composition d’Elliot Goldenthal sur Heat. Une bande-son particulière, capable de véhiculer de l’émotion et de prendre aux tripes et surtout d’aller puiser ses influences autant dans du classique que du rock metal. De cette musique, plusieurs thèmes ressortent immédiatement. C'est plus compliqué pour le MCU, mais également le DCEU et les blockbusters actuels. En 2016, le monteur et Youtuber Tony Zhou réalisait sur sa chaîne Every Frame a Painting une vidéo sur les musiques du MCU. Dans cette vidéo, il expliquait ce qu’il manquait aux musiques de ces films (et des productions actuelles) pour s'ancrer véritablement dans les esprits. Celles-ci se contentant, notamment, de faire du remplissage, les comparant à un bruit “d’air conditionné en fond”, présent pour appuyer ce que l’image exprime par elle-même.

Une musique lisse, pas toujours utile donc, tout comme l’est le visuel des films, totalement dénué de personnalité. En termes de couleur, par exemple, il y a dans la majorité des films du MCU une absence de teinte noire. Une couleur suffisamment sombre qui permettrait de faire ressortir le reste. Comme cette scène d’extérieur, au début de Ragnarok, marquée par la grisaille du décor - à titre de comparaison il est bon de revoir par exemple Watchmen pour voir la différence.

Un cinéma américain pas au mieux

Revoir The Dark Knight aujourd’hui, c’est donc peut-être prendre un peu plus conscience du changement opéré dans le cinéma américain en l'espace d'une dizaine d'années (voire plus), et du fossé qui s’est creusé entre cinéma d’auteur et cinéma grand public. Si avant les deux pouvaient se conjuguer, notamment dans le genre super-héroïque (avec Nolan et Raimi), ça ne semble plus être le cas désormais. Assurément pour Marvel, qui n’a aucune raison de changer étant donné son succès. Tandis que les espoirs sont permis avec un DCEU encore malléable et aux nombreux projets envisagés hors de l’univers étendu - Scorsese rattaché au projet du Joker par exemple. Concernant la Fox (en phase de rachat avec Disney) et Sony, qui disposent tous deux de droits sur des personnages Marvel (X-men et Spider-man), on ne sait pas vraiment quelle direction sera prise à l'avenir. Pourtant prometteur sur le papier, un film comme Les Nouveaux mutants (entre film d'épouvante et de super-héros) laisse beaucoup de doute suite au décalage de sa date de sortie et la décision de retourner une bonne partie du film.

The Dark Knight : 10 ans après, que reste-t-il des super-héros ?

Mais derrière la question des super-héros sur grand-écran, il faut surtout prendre conscience que le cinéma américain d'aujourd'hui n’est pas au mieux (qualitativement parlant) et ne compte plus beaucoup de grands réalisateurs. Les Michael Mann (Miami Vice), William Friedkin (L’Exorciste), Brian de Palma (Mission Impossible), James Cameron (Avatar), Kathryn Bigelow (Zero Dark Thirty), Steven Spielberg (Ready Player One) ou encore Martin Scorsese (Le Loup de Wall Street) ont aujourd’hui quasiment tous plus de soixante-dix ans ! Et ils tournent de plus en plus rarement (à l’exception de Spielberg). Tandis que la nouvelle génération de talents se compte, elle, sur les doigts d’une main : Christopher Nolan, David Fincher, James Gray, Jeff Nichols, Denis Villeneuve.

Des réalisateurs-auteurs de talents qui se sont donc de plus en plus éloignés d’un cinéma “grand public” (voire qui n’y sont jamais vraiment allés, comme James Gray, même avec La Nuit nous appartient). Et le genre super-héroïque devenant majoritaire, l’avenir n’est pas forcément très rassurant pour le cinéma grand public américain, limité au divertissement pur et simple, alors qu’il aurait sans doute les moyens d’être davantage. À moins que quelqu'un comme M. Night Shyamalan, dernier auteur attaché aux super-héros avec son univers lié (Incassable, Split et Glass), ne vienne changer la donne, mais on reste sceptique. Sinon, il faudra peut-être se tourner vers le petit écran pour voir les super-héros servir la personnalité d'auteurs. Comme en ce moment avec Legion, créée par Noah Hawley pour FX, ou prochainement avec la série Watchmen, que prépare Damon Lindelof pour HBO. Affaire à suivre...